Vivre ses vies

Pour son sixième roman, Pierre Ducrozet signe son texte le plus personnel, convoquant sa famille sans renier sa capacité à traverser le temps et l'espace de manière fulgurante. Trois générations, plusieurs continents et l'histoire des musiques sont la source de ces « Variations de Paul ».


« Comme le cerveau et le corps de Paul, nous sommes toujours dans plusieurs lieux et plusieurs temps à la fois ». À vrai dire Pierre Ducrozet synthétise ainsi le travail qu'il mène depuis son premier roman, Requiem pour Lola Rouge sorti en 2010. Ses personnages vont vite, exultent, expulsent leurs désirs. Dans ces Variations de Paul, Rio n'est distant de Guča (Serbie) que de deux pages, Bali de l'Islande de quatre lignes. 

Paul Maleval est né dans un « quartier en pente », la Croix-Rousse, mais déjà il est inscrit dans une lignée musicale qui le façonne. Son père nous ramène à Debussy via son apprentissage du piano - le livre est rythmé par des lignes de partition et s'accompagne d'une playlist Spotify de 9h24 ! Mort plusieurs fois (un cordon enroulé autour de son cou à la naissance, des « petites siestes » cardiaques ensuite), Paul va se retrouver presque par enchantement et par magie de l'ellipse littéraire à NY, la ville « folle et métallique » où s'invente un nouveau son dans les caves. Mission à Detroit : faire faire à Iggy Pop et aux Stooges un dernier disque. De Mozart à Louis Armstrong, de Coltrane, aux Pink Floyd, de Thelonious Monk à Bowie de Joy Division aux Beastie Boys, de Radiohead à Britney Spears s'invente un siècle qui passe aussi par Berlin, cette ville, infiniment bien décrite par l'auteur, où « l'on peut respirer l'air et l'histoire en même temps », où « les murs sont d'une laideur rare et pourtant ». Et pourtant ! Il s'y joue la techno et l'électro des nuits et des jours de la fille de Paul. Chiara ressemble à toutes les filles qui traversent les six romans de Ducrozet. Elle se cogne partout, ne « cesse de revenir sur ses choix (…) et ses doutes finissent par entraver parfois son élan ». Mais jamais tout à fait.

Prénom Paul

Il n'y a pas de chapitres chez le néo quadra mais, comme dans ses deux précédents romans, des "mouvements". Et des phrases courtes qui valent ponctuation dans ce texte qui ne s'embarrasse pas des tirets ou guillemets. Pas le temps. La narration twiste passant de la troisième personne au « je » avec la grâce d'une volée de Federer. Un peu plus grands qu'eux-mêmes, les personnages ont pour « vrai pilier, le désir » et embarquent dans leurs embardées, (y compris celle du fils de Paul, Léo qui « pousse de travers ») la tragédie du siècle achevé – le cauchemar de la Shoah n'est jamais dissipé. La Mitteleuropa au ciel de plomb.
« C'est inestimable de pouvoir s'appuyer quelque part » écrit Ducrozet. Possible que ce soit sur le territoire de la littérature que l'auteur soit désormais solidement arrimé.

Pierre Ducrozet (et Antonio Soler), à la Villa Gillet, mercredi 28 septembre


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