Un « suicidé » en pleine forme

En montant "Le Suicidé" d'un auteur russe interdit de son vivant, Jean Bellorini opère la synthèse de son parcours depuis plus de dix ans : un texte puissant transformé en spectacle absolu, un vrai théâtre populaire haut en couleurs malgré sa noirceur irrémédiable.


Il a monté Rabelais les pieds dans l'eau en mode farcesque (Paroles gelées), La Bonne-Âme de Se-Tchouan comme un bal de village, une véritable fête qui gommait un peu la férocité de cet ovni shakespearien. Puis un Liliom du hongrois Ferenc Molnár (1909) où déjà se mêlait la cruauté d'une époque dans les lumières d'une fête foraine. Tout récemment Le Jeu des ombres témoignait de son impressionnante maitrise du plateau et de la grande qualité de sa troupe mais au service d'un texte touffu, distant, dévoré par la place de Dieu. Voilà qu'en revenant au Suicidé qu'il avait déjà travaillé avec le Berliner Ensemble en 2016, Jean Bellorini s'exprime pleinement. En 1928, Nicolaï Erdman écrit cette pièce immédiatement censurée et qui ne pourra être jouée qu'à partir de 1978, 8 ans après sa mort. Sémione Sémionovitch est au chômage, la nourriture est rationnée, il n'y a plus d'espoir et il veut en finir. En panique, son épouse Macha répand la nouvelle de suicide à venir mettant en branle les différentes castes de la société qui veulent récupérer ce mort, au nom de l'intelligentsia attaquée, de la religion, des petits commerçants…

« Pourquoi la guerre ? »

« Ce qu'un vivant peut penser, seul un mort peut le dire ». Bellorini n'occulte pas la réflexion de ce texte hautement politique et dépité par toute idée de révolution - même s'il y quelques scènes appuyées comme cette jeune femme qui, au lit, saute sur le principal protagoniste alors qu'il est question de « l'âme », mais au fond cela correspond à ce qui est défendu en sous-titre, un « vaudeville soviétique ». Traduit par l'incontournable André Markowicz, Le Suicidé est une plongée en absurdité face au pouvoir politique et la bureaucratie grimpante qui, enterrant le bolchévisme mène au stalinisme. Elle étouffe. Comme Maïakovski, Mandestam au même moment, Erdman en fera les frais, déporté en Sibérie au point que Boulgakov plaidera en sa faveur en 1938 dans une lettre adressée à Staline qui s'écrit sur grand écran et lue par Tatania Frolova, la metteuse en scène russe réfugiée en France depuis la guerre en Ukrainienne. Cette incursion est nécessaire à cette mise en scène. Elle l'extrait du divertissement (ceci n'est pas un gros mot !). Jamais Bellorini n'a autant su allier son art de la scénographie, qui se révèle au gré de son travail millimétré de la lumière, à sa volonté de créer une quasi comédie musicale avec son éternel complice Sébastien Trouvé – trio en live durant les 2h20. La ritournelle du groupe Europe (The Final Countdown) est sifflotée par la troupe (16 au plateau !), The Creep de Radiohead est chanté. Car Le Suicidé n'est pas assigné à une époque révolue. Même en costumes multicolores de Macha Makeïeff, il nous souffle ce qui arrive : une guerre européenne et le désir de « mourir pour la vérité ». Ce qu'annonce faire dans une vidéo un rappeur russe en septembre dernier avant son suicide. L'histoire sans cesse recommencé entre tragédie absolue et croyance non moins totale en l'art théâtral.

Le Suicidé, au TNP, du 6 au 20 janvier


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