Brigitte Giraud sur "Youssef Salem a du succès" : « je ne pensais pas que le film me mènerait si loin »

Grande était la tentation de soumettre le film de Baya Kasmi au regard de la dernière récipiendaire en date du Prix Goncourt, Brigitte Giraud. L'autrice de "Vivre vite" a donc visionné en avant-première "Youssef Salem a du succès". Le moins que l'on puisse dire est qu'elle y a trouvé quelque écho à sa condition de femme de lettres… Voici son texte, inédit, pour Le Petit Bulletin.


« Je viens de visionner le film, merci ! Il y aurait tant à dire, mais la première chose sur laquelle je voudrais réagir, c'est la phrase de Philip Roth annoncée au début du film : "Quand un écrivain naît dans une famille, la famille est foutue". Je ne suis pas d'accord avec sa façon de voir les choses. Il serait plus juste de dire que ça marche à l'inverse. "Quand un être se sent menacé par la famille dans laquelle il naît, c'est une bonne base pour devenir écrivain."

Écrire est souvent un rempart contre la folie, contre l'angoisse ou la dépression, c'est une possibilité de dépasser ou de s'affranchir des névroses familiales. Ce n'est évidemment pas une règle, on peut devenir écrivain dans une famille équilibrée, enfin j'imagine. 

Ce qui est intéressant est que le film pose la bonne question : comment assumer son écriture face à sa famille. C'est comme si le genre romanesque avait été inventé pour cela, pour pouvoir transposer, transformer, distordre les questionnements, les déséquilibres, les meurtrissures, les manques, causés entre autres par le milieu familial et la plupart du temps par l'enfance. Pour que rien ne puisse être reconnaissable par les proches, c'est sans doute ainsi que naissent les personnages. L'on voit d'ailleurs que le lecteur cherche toujours à savoir ce qui est vrai. Les deux questions que les lecteurs posent aux écrivains sont : Qu'est-ce qui est vrai ? et : D'où vous vient l'inspiration ? En général, il n'y a pas besoin d'aller chercher très loin l'inspiration.

C'est une situation très délicate

L'autre question que pose le film est celle du succès, de la visibilité, de l'exposition sous les projecteurs. Ce qui définit l'écrivain, c'est d'être celui qui disparaît, et en cas de grand succès, il devient celui qui apparaît, qui prend la parole, qui doit commenter, raconter, justifier son écriture, et même sa vision du monde. Cela est extrêmement difficile de commenter son propre travail d'écriture, ce n'est pas naturel ni même souhaitable. En tout cas, pour moi ça ne l'est pas. J'ai choisi d'écrire parce que je me sens bien face à la solitude, et sans avoir à répondre des raisons qui font qu'un livre est composé comme ceci ou comme cela.

Un grand prix comme le Goncourt, ce qui arrive à Youssef, vous met dans une situation de grand écart, surtout quand vous venez d'une classe sociale modeste. Cette reconnaissance médiatique entérine et rend visible le fait que vous êtes un transfuge de classe, surtout vis à vis de votre famille, qui se sent associée au succès, mais aussi exclue ou en porte-à-faux. C'est une situation très délicate. Parce que la réception de vos livres est désormais visible par la famille, qui peut vous entendre parler lors d'émissions radio ou télévisées. Cela devient concret et le regard sur vous change.

Le film parle du plaisir et de la honte. Ce sont sans doute les maîtres mots en matière de littérature.

Le replay musèle

Et là tout y est : l'origine, les non-dits, le silence, la discrimination, la culpabilité, la honte...c'est assez bien vu. La peur qu'un livre puisse tuer un membre de la famille est une terreur inavouable, mais il s'agit bien de la crainte d'un crime symbolique. Car on sait qu'écrire peut avoir des conséquences terribles. Dire, ou écrire explicitement ce que tout le monde tait, fait-il de l'écrivain un salaud, c'est-à-dire un traître ? Salauds est l'un des mots clés du film. En tout cas, c'est celui qui rompt la loi du silence, le pacte, c'est ce que veut dire Philip Roth. En cela le film est exemplaire et la scène de l'émission télévisée avec Augustin Trapenard est très drôle. Je comprends tellement cela, je n'ai pour ma part jamais dit à une personne de ma famille que je passais à la télévision. Avant, ça allait, il suffisait de ne rien dire, mais aujourd'hui avec le replay, c'est la catastrophe. Le replay musèle, les rencontres filmées aussi. La parole est rendue impossible.

Évidemment c'est très violent pour une personne, père, père, frère, sœur, amoureux, ami...de se retrouver dans un livre. Ce qui est peut-être encore plus violent, c'est de ne pas y figurer. Le frère boulanger soulève la question autrement, c'est très bien vu et assez drôle. En d'autres termes, quoi que fasse l'écrivain, ça ne va pas ! Ça ne va jamais vis-à-vis de sa famille !

Et puis la question de la langue. Personne ne pense rien de la langue, de l'écriture, tout le monde s'en fout. Tout le monde veut des faits, seulement des faits. 

(…) Je ne pensais pas que le film me mènerait si loin. J'ai trouvé Ramzi et Noémie Lvovsky très convaincants, et la sœur, quelle présence ! Une révélation ! La scène chez Drouant m'a fait rire, c'est tout à fait ça. Ce qui se passe dedans et les laissés pour compte dehors. La coulisse et la scène. Et l'émission avec Arnaud Viviant est géniale.

J'ai passé un super moment ! »


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