10 travaux de Morrissey

Plume d'argent et langue de fiel, Morrissey, de passage à Lyon après son lapin d'il y a 7 ans, a écrit, avec les Smiths ou en solo, quelques uns des plus beaux textes (et des plus belles chansons) du panorama pop de ces cinquante dernières années. Panorama.


Reel Around The Fountain (The Smiths — 1984)

La chanson d'ouverture du premier album des Smiths démontre le talent de Morrissey pour les paroles à double voire triple sens enfermées dans des tiroirs amovibles. Reel around the fountain a l'air d'une histoire d'amour des plus romantiques. Il n'y est question que d'amour physique le plus dévergondé et de perte d'innocence – « reel around the fountain » étant une expression décrivant une action réalisée avec la langue et autour d'un genre très particulier de fontaine. Même quand Morrissey emprunte une ligne – «  I dreamt about you last night and I fell out of bed twice » – à la pièce de Shelagh Delaney, A Taste of Honey (1961), il en fait l'un de ses propres coups de génie.


Barbarism Begins At Home (Meat Is Murder — 1985)

Imaginons l'une des plus vicelardes lignes de basse de l'histoire de la pop, un Johnny Marr possédé par Nile Rodgers et sa guitare funk qui vous démange de partout et la Castafiore qui chante par dessus, jappant comme un caniche offusqué avant de s'essayer à quelques gargarismes (begins at home). C'est Barbarism begins at home, petite bombe sur un sujet pas très funky, lui : les châtiments corporels domestiques, pratique courante dans l'Angleterre de l'époque. Dont Morrissey synthétise la problématique avec le génie qui est le sien en quelques mots à peine : « A crack on the head / Is what you get for not asking / And a crack on the head / Is what you get for asking ».


Meat is Murder (Meat is Murder — 1985)

Si la chanson s'inscrit dans la tradition des grandes oeuvres atmosphériques et quelques peu conceptuelles des Smiths (comme How Soon is Now ? ou That Joke isn't Funny Anymore), avec ces meuglements de vache en ouverture, il s'agit surtout d'une chanson militante. Car oui, le Moz, entre autres particularités est un végétarien de la première heure (qui bannit désormais les protéines animales du catering de ses concerts). Précurseur dans sa manière d'aborder le sujet (aujourd'hui banale), il met sur le même plan les hurlement de la génisse et les cris humains et pose l'équation "viande égale meurtre" : « The flesh you so fancifully fry / Is not succulent, tasty or kind / It's death for no reason / And death for no reason is murder / And the calf that you carve with a smile / Is murder / And the turkey you festively slice / Is murder / Do you know how animals die ? » La version poétique de L214.


Rubber Ring (face B du single The Boy With The Thorn In His Side — 1986)

La musique vue comme la grande évasion face à l'angoisse adolescente, une chanson à la gloire de ces heures passées allongées sur la moquette de la chambre à regarder le plafond en écoutant ses disques préférés – des disques qu'on n'oublie évidemment jamais, ou peut-être qu'on les oublie malheureusement. "Rubber ring", c'est la bande de caoutchouc qui entraîne la rotation de la platine vinyle. C'est aussi la bouée de sauvetage qui vous sauve de la noyade. Morrissey s'adresse directement à ses fans sur le monde « je vous ai sauvé la vie, ne m'oubliez pas ». On peut voir un écho de cette chanson dans Paint a vulgar picture sur Strangeways here we comes (1987) sur l'héritage à exploiter d'une rock star décédée.


The Queen is Dead (The Queen is Dead — 1986)

Pas vraiment monarchiste, comme beaucoup de rockers anglais, Morrissey livre son God Save the Queen, en fantasmant le décès de la souveraine – et en rejouant l'intrusion d'un certain Fagan dans la chambre d'Elizabeth II en 1982. C'est le morceau de bravoure de l'album éponyme, qui décrit la famille royale et son utilité supposée – en réalité nulle et non avenue – comme une vaste blague. En laquelle croit pourtant dur comme fer le peuple britannique malgré la déconnexion totale de la Reine avec des sujets qui la pleurent pourtant comme une mère.


I Know It's Over (The Queen is Dead — 1986)

Il n'y a que Morrissey pour écrire une chanson aussi bouleversante sur la fin d'un amour qui n'a jamais commencé, l'amoureuse s'étant donné à un autre (sans doute le plus beau friend zoning de la pop anglaise). Il y a le texte, sublime, plein d'aigreur, d'ironie et de désespoir mortel mêlés (la spéciale du Moz) mais il y a aussi la manière dont le chanteur l'interprète pour en faire un sommet de crooning zombie à coups d'inflexions et de trémolos acrobatiques (sur la ligne fatale de la chanson : « Love is natural and real but not for you and I my Love »), jusqu'au tourbillon final en ad lib hurlant à la lune.


There's A Light That Never Goes Out (The Queen is Dead  — 1986)

L'amour et la mort, une fois encore main dans la main. Pour Morrissey, aimer c'est être prêt à s'emplafonner dans un bus à deux étages avec sa moitié et le sourire : « And if a double-decker bus / Crashes into us / To die by your side / Is such a heavenly way to die ». C'est donc romantique au sens premier et littéraire du terme – la lecture trop intensive de Sylvia Plath a ses travers. C'est la chanson du samedi soir des amateurs de pop qui vont danser dans les clubs indie et « never never want to go home ». Merveilleusement écrite, la chanson perd toute sa magie le dimanche matin quand l'aspirine se désagrège dans un verre d'eau et que la tête martèle au dessus de la cuvette.


Everyday Is Like Sunday (Viva Hate — 1988)

Avec Morrissey, le Michel Drucker de la pop, c'est un peu tous les jours dimanche. Car ici, sur le premier single à succès de Morrissey en solo, la langueur proverbiale des villes côtières anglaises, où l'on s'ennuie tous les jours comme un dimanche de pluie (« Everyday is silent and grey »), danse la gigue avec la lassitude maladive propre à l'adolescence que seule la fin du monde, ou à tout le moins une bonne bombe nucléaire, pourrait venir égayer (« Come, Armaggedon ! Come ! (…), come, come, come, nuclear bomb ! »). Un classique ultime.


Jack The Ripper (face B du single Certain People I Know — 1992)

De l'assassinat considéré comme un des beaux-arts. Morrissey se mue ici en Thomas de Quincey et projette un halo de romantisme sur le célèbre éventreur de White Chapel, dans une confusion totale d'Eros et de Thanatos. Le chanteur se glisse dans la peau de Jack, en qui il voit un outsider incompris, un marginal échevelé. Surtout, sans le savoir, car ces questions ne se posent malheureusement pas encore, il livre une punchline sur l'antique conception masculine du consentement qui fait de tout séducteur lambda un Jack L'Eventreur potentiel : « Crash into my arms / I want you / You don't agree but you don't refuse / I know you. »


Speedway (Vauxhall & I — 1995)

Il n'y a pas un titre à jeter sur le chef d'œuvre du Moz de 1995, Vauxhall & I, sublime exercice de crooning aux arrangements classieux où le Moz baisse enfin la garde après les muscles bandés de Your Arsenal (1993) : Now My Heart Is Full, The More You Ignore Me The Closer I Get, Hold On To Your Friends, tous les titres font frissonner et Morrissey n'a jamais aussi bien chanté. Mais c'est ce final épique, ouvert par un démarrage de tronçonneuse et clos par un orage de batterie, qui remporte la mise avec son texte passif-agressif si Morrisseyien : « in my own strange way, I've always been true to you ».

Morrissey,
À l'Amphithéâtre 3000 le dimanche 12 mars


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