Retour de flamme

Le vendredi 12 mai prochain, sur la scène de l'Opéra Underground et au cœur d'une soirée hommage à Rachid Taha, Brigitte Giraud donnera lecture (musicale, car accompagnée à la guitare de Christophe Langlade) de La brûlure, l'émouvant texte écrit peu après la mort de Taha, sur lui, sur son groupe, sur une jeunesse à Rillieux-la-Pape, au commencement des années 1980. Dans une autre vie, presque. 


Ce n'est pas la récipiendaire du Prix Goncourt 2022 pour Vivre Vite qui s'avancera sur la scène de l'Opéra Underground avec son complice guitariste Christophe Langlade. Ce n'est pas la Brigitte Giraud embarquée dans cette tournée obligée qui kidnappe les lauréats du plus prestigieux prix littéraire français, comme le Comité Miss France le fait avec ses élues. Non, celle qui donnera lecture c'est la jeune femme née en Algérie où son père servait pendant les "événements", comme on disait ; la petite fille poussée à Rillieux-la-Pape et qui au sortir de l'adolescence fut emportée par un tourbillon essentiellement musical de rock et de liberté à chérir.

Un tourbillon que contribue alors à incarner un autre Rilliard – nom prédestiné qui mélangerait une pulsion de vie rieuse à des milliards de choses à faire –, le dénommé Rachid Taha, chanteur et leader très charismatique d'une smala rock qui porte l'ironie de son nom autant en bandoulière qu'en étendard : Carte de Séjour – anagramme de "l'art de jouer sec".

C'est cette Brigitte là qui, à l'annonce du décès de Taha en 2018 a écrit dans un élan enflammé un texte initulé La brûlure. Pour dire l'importance du bonhomme et de son groupe, le regret de sa disparition, et de ce qu'il emporte avec lui ; pour scander l'esprit de révolte bienveillante qu'il portait ; pour louer cette époque impitoyable et pourtant si vivante. La vie et la vitesse, c'est ce que décrit la romancière de cette période de jeunesse qu'on croit toujours un peu trop éternelle, comme l'existence même. La vie et la vitesse, elle y revient autrement dans son dernier livre, désormais celui du Goncourt.

La légende de Rachid

La brûlure, ce texte, c'est un portrait à hauteur d'hommes, tendre toujours, celui des membres qui le composent, comme Mohammed Amini. Mais c'est aussi la légende de Rachid, projetée de zones d'ombre. La brûlure, c'est le commentaire d'une esthétique musicale, de mots – parfois incompris, car en arabe – qui transportent, qui transforment.

Mais La brûlure, c'est peut-être surtout le portrait de la France des banlieues de l'orée des années 80. Une banlieue multiculturelle et débraillée que Carte de Séjour a emmené en vitrine d'un Hexagone sclérosé qui clapote dans son propre ennui. Une France post-guerre d'Algérie et pré-Marche des Beurs. Dont une partie de la jeunesse voyage sur la queue de comète du punk qu'on appelle post-punk ou new-wave. Les injonctions viennent de Londres et New-York, éternelles capitales du cool, et décideuses de tendances, mais c'est bien à Rillieux, à Lyon, sur les Pentes, où Carte de Séjour tient un club ouvert à tous, surtout aux refoulés (c'est d'ailleurs son nom, Le Refoulé) que ça se passe.

La brûlure, c'est enfin la nostalgie d'une jeunesse qui passe. Presque toute entière consumée dans la mort de Rachid Taha. En n'occultant jamais le Je, formant un Nous avec les notes métalliques et incandescentes de Christophe Langlade, presque post-rock, parfois arabisantes, Brigitte Giraud livre un texte (comme toujours) d'une grande douceur et d'une grande justesse. Qui s'achève, sans spoiler aucun, sur un ultime regret : celui justement qu'à la disparition de Rachid, les seuls à qui l'on n'a pas donné la parole sont ses frères de Carte de Séjour. Ultime brûlure.

Brigitte Giraud et Christophe Langlade, La Brûlure + Laurent Benitah
À l'Opéra Underground le vendredi 12 mai


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