L'Amour et les Forêts : l'homme et son double

Après sa réjouissante fantaisie Notre dame (2019) et sa série Nona et ses filles (2021), Valérie Donzelli renoue avec le drame dans la sphère intime en adaptant, avec Audrey Diwan, un roman d'Éric Reinhardt portant sur l'emprise et la maltraitance conjugale. Brillamment éprouvante, cette œuvre présente dans la section Cannes Première aurait pu figurer dans la compétition officielle.


Enseignante trainant son spleen après une rupture, Blanche se laisse convaincre par sa sœur jumelle Rose d'aller à une soirée afin de rencontrer quelqu'un. C'est sur Grégoire Lamoureux qu'elle tombe, une vague connaissance qui s'impose à elle comme un prince charmant de contes de fées. Très vite une idylle se noue entre la prof et le banquier enjôleur, au point que des épousailles suivent. Quand Grégoire est muté à Metz, Blanche accepte de quitter sa chère côte normande et les siens pour s'isoler en Lorraine avec son mari et bientôt un premier enfant. Toujours amoureux, Grégoire révèle peu à peu un autre visage plus trouble : celui d'un homme possessif, exclusif, jaloux et inquisiteur. Débute pour Blanche un enfer absolu…

Se détachant du récit naturaliste, Valérie Donzelli vise les frontières du conte — l'appel des forêts n'y est sans doute pas étranger — et de l'onirisme, glissant irrésistiblement du rêve bleu initial au cauchemar noir, lorsque Grégoire encage Blanche dans une demeure tenant de la maison de poupée comme d'une scène ouverte la privant de toute intimité. Très libre au départ, au point d'oser la comédie musicale, des jeux sur la lumière et la temporalité ou des fragments expérimentaux, la mise en scène devient plus linéaire et oppressante jusqu'à rendre tangibles la peur constante de l'une et la paranoïa de l'autre.

Ressort coutumier de — trop — nombreux thrillers ou films d'horreur, la gémellité est ici une fausse piste… sans cependant en être une. Celle de Blanche et Rose ne donne en effet lieu à aucune substitution d'identité (heureusement), mais elle s'offre en miroir au personnage de Grégoire qui porte en lui une dissociation occulte bien plus effrayante. Enjôleur et cajoleur en façade, tyran domestique derrière le masque assujettissant par la dépendance amoureuse puis la culpabilité l'objet de sa convoitise, il souffle le chaud et le froid avec l'adresse perverse des grands manipulateurs. Sans issue, Blanche ne peut que succomber à la spirale de sa violence d'autant plus insidieuse qu'elle est psychologique : ne laissant pas de trace visible, elle permet au bourreau de persécuter plus longtemps sa victime.

Éloge de l'ordure (à l'écran)

Jouer un salaud tient pour un acteur de la récompense et de la punition conjointes. A fortiori dans un tel film où la crédibilité de l'ensemble dépend de sa capacité à rendre plausibles les abominations dont son personnage peut être coupable. Il ne s'agit plus de rouler des yeux en esquissant des mimiques grimaçantes à l'attention du spectateur comme jadis Frederic March en Mr Hyde ou Anthony Hopkins cabotinant sur le motif du cannibale dans Hannibal, mais bien d'instiller cette ambiguïté nécessaire pour duper les autres (à l'instar d'Aurélien Recoing dans L'Emploi du temps, de Pierre Deladonchamps dans Les Chatouilles) voire d'instaurer une menace  physique continue (comme Denis Ménochet dans Jusqu'à la garde, film cousin de celui-ci). On remarquera que les grand-messes professionnelles ne gratifient pas les comédiens pour l'excellence de leur travail, reportant les trophées sur celles et ceux endossant les rôles des victimes — comme si leur inconscient, prisonnier de la fiction, s'imposait pour exercer à travers une récompense tangible une forme de compensation consolatrice. Qu'on y repense en voyant, et après avoir vu, l'extraordinaire Melvil Poupaud accomplissant son métier dans L'Amour et les forêts. Dissocier le rôle de l'interprète ou l'homme de l'artiste, toujours le même débat…

★★★☆☆ L'Amour et les forêts de Valérie Donzelli (Fr., 1h45) avec Virginie Efira, Melvil Poupaud, Dominique Reymond…


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