Bob Dylan : la transfiguration de Robert Zimmerman

L'annonce d'un (ou ici, à Lyon, deux) concert(s) de Bob Dylan laisse toujours planer une question : quel Dylan va-t-on trouver ? Qui va nous parler ? Une versatilité intrinsèque au chanteur/Prix Nobel qui trouve sa source dans un don rare : celui de la transfiguration. 


« I'm just like Anne Frank, like Indiana Jones / And them British bad boys, The Rolling Stones / I go right to the edge, I go right to the end / I go right where all things lost are made good again / I sing the songs of experience like William Blake / I have no apologies to make / Everything's flowing all at the same time / I live on the boulevard of crime / I drive fast cars, and I eat fast foods / I contain multitudes » En deux couplets du premier morceau de son dernier album en date, Rough and Rowdy Ways, et en une cascade de références pop culturelles (cette manière qu'il a de prendre Indiana Jones en sandwich entre Anne Frank et les Rolling Stones !), Bob Dylan résume peut-être son œuvre, son personnage, sa manière d'enfiler des masques pour que Robert Zimmerman, petit gars juif d'Hibbing, Minnesota, devienne à l'occasion Bob Dylan, poète nobelisé, prophète labellisé folk et éternel malentendu sur pattes.Le titre s'appelle I contain multitudes et il est Dylan, chanteur métamorphe, artiste ubiquiste, écrivain peau de serpent, troublé à personnalités multiples, génie de tellement de lampes refusant le plus souvent d'apparaître. Un type qui n'a cessé de mourir et de renaître sous des identités nombreuses que le cinéaste Todd Haynes a si habilement retranscrites dans le génial et tortueux I'm not there (où Dylan était interprété par une demi-douzaine d'acteurs différents) à l'attaque du grand paradoxe dylanien : présence multiple, volonté de n'être pas là.

De cela, le chanteur commençait de livrer une clé, passée relativement inaperçue, dans le premier volume de ses Chroniques (qui n'eut d'ailleurs jamais de suite). Là, il racontait comment un certain Bobby Zimmerman, président d'un groupe de Hell's Angels californiens, s'était tué à moto le 3 septembre 1961 – il en avait lu le récit dans les mémoires d'un certain Sonny Barger, lui aussi angélique motard de l'enfer. La mort d'un parfait homonyme qui symbolisait pour Robert Zimmerman/Bob Dylan, dont le sang ne faisait alors qu'un tour (de moto), la mort de son ancienne identité (trois semaines après cet accident, dans une sorte de synchronicité jungienne, le nom « Bob Dylan » (également titre de son premier album) apparaissait pour la première fois dans le New York Times) et préfigurait son propre accident de moto par lequel il allait disparaître puis renaître artistiquement après son premier pic, celui des chefs-d'œuvre de 1964-66.

En 2012, dans une interview à Rolling Stone, Dylan, convoquait alors la transfiguration, rien de moins qu'une notion christique à travers l'épisode biblique durant lequel Jésus révèle sa nature divine à trois apôtres en prenant trois apparences différentes. Et y développait sa théorie, en prévenant tout malentendu avec la notion de réincarnation – il s'agit d'une notion plus proche des expériences chamaniques : « Ce n'est pas comme une réincarnation - ou comme quand vous pourriez penser que vous êtes quelqu'un du passé mais n'avez aucune preuve. Cela n'a rien à voir avec le passé ou l'avenir. Ainsi, lorsque vous posez certaines de vos questions, vous les posez à une personne décédée depuis longtemps. Vous les demandez à une personne qui n'existe pas. Mais les gens font cette erreur à mon sujet tout le temps. J'ai vécu beaucoup de choses... La transfiguration est ce qui vous permet de ramper hors du chaos et de voler au-dessus. C'est comme ça que je peux encore faire ce que je fais et écrire les chansons que je chante et continuer à bouger. » >

Plus loin, il ajoute : « j'ai toujours été différent des autres mais (…) je ne savais pas qui j'étais avant de lire ce livre ». Transfiguré, Dylan, rendu par là au rang de divinité (où l'égal de figures ayant traversé le monde souterrain comme Hercule ou Orphée) a pu livrer un message entraînant une transformation similaire de ceux qui y croient, la transcendance d'une génération. D'où le fait, peut-on penser, que son œuvre est parcourue d'inspirations à la fois cosmiques et chaotiques, coule comme un fleuve dans lequel on n'entre pas deux fois, ainsi que le disait Héraclite. Comme si une muse devenue folle déversait sur lui un flot ininterrompu, un carnaval, de mots et de musique que lui-même est bien incapable d'interpréter : le message est délivré mais il pourrait ne rien vouloir dire. Et le prophète parler en langues

En devenant Dylan, l'ancien aspirant rocker du Minnesota se consacra au folk comme on entre en religion mais Dylan/Zimmerman renia cette religion même (comme il en renia d'autres, plus tard, de véritables) pour réintégrer la peau d'un rocker. Se suicidant littéralement sur la scène de Newport en s'électrocutant (symboliquement). Certains des adeptes de ce Christ d'un nouveau genre, ceux-là mêmes qui l'avaient supplié de les guider, se détournèrent alors de lui au cri de « Judas ». Mais le destin était accompli et c'est là que Zimmerman/Dylan eut son propre accident de moto (un événement nimbé de mystère et de faux-semblants : cacherait-il en réalité une cure de désintoxication ou une volonté de larguer son producteur, le très gourmand Albert Grossman ?). Il disparut un temps. Avant la renaissance et quasiment une deuxième carrière, puis une troisième et ainsi de suite. Une carrière qui ne s'éteint pas, où il est encore capable de fulgurances comme ce morceau fleuve (17 minutes) de Rough and Rowdy Ways, Murder Most Foul où, traitant de l'assassinat de JFK (ce 11 septembre d'avant le 11-Septembre), il passe en revue l'âge d'or de la contre-culture, cette période où il s'est changé lui-même en changeant le Monde en quelque chose d'autre. En 2023, à 82 ans, Bob Dylan « continue de bouger » et de « voler au-dessus du chaos », éternel transfiguré. Et par là, peut-être éternel tout court.

Bob Dylan
À l'Amphi 3000, les 29 et 30 juin


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