Pauvres créatures

Revisitant les mythologies, l'Europe des Lumières et la condition féminine dans une farce sensuelle, philosophique et sexuelle, Yorghos Lanthimos confirme quel immense cinéaste il est devenu, tandis qu'Emma Stone livre une prestation qui fera date. 


Elle nous apparaît comme une poupée détraquée et capricieuse, quelque chose comme un jouet vivant qu'un enfant aurait désarticulé dans un mouvement de sadisme cathartique. Ainsi est née Bella Baxter : créature d'un docteur Frankenstein au visage quadrillé de stries capable de détailler les sévices que son père, sorte de professeur Schreber avant l'heure, lui a fait subir, elle a le corps d'une adulte et le cerveau du bébé qu'elle portait au moment de son suicide.

Pauvres créatures se place ainsi sous le signe de la greffe : Yorghos Lanthimos et son scénariste Tony McNamara avaient déjà, dans La Favorite, pratiqué des expériences aussi étranges que concluantes sur le queen movie à l'anglaise ; ici, c'est une fable follement surréaliste sur la condition féminine qui est l'objet de toutes sortes de sutures, opérations et bricolages.

Apprendre par le sexe

On ne taira pas plus longtemps la nature essentiellement sexuelle des expériences tentées par Bella. Dès sa découverte de l'onanisme, une soif enfantine de plaisir et d'orgasmes la submerge, qu'elle va assouvir d'abord avec un vieux beau faussement distingué et réellement vulgaire — un Mark Ruffalo hilarant, comme vous ne l'avez jamais vu. Mais cette petite Agnès qu'est Bella ne rencontre en fin de compte que des Arnolphe, et son voyage européen aux pays des Lumières – un hôtel à Lisbonne, une croisière sur la Méditerranée, un bordel à Paris, une grande demeure londonienne… – rejoue sur le ton de la farce picaresque l'histoire de l'oppression et de l'émancipation de la femme.

Derrière son incroyable décorum graphique, avec ses décors artificiels tordus par des effets de fish eye, ses costumes baroques, sa musique en perpétuelle évolution tonale, ses gros plans dont les fonds ressemblent à des toiles impressionnistes, son défilé de trognes et ses morceaux de bravoure — vous pensiez que Lanthimos avait épuisé sa réserve de scènes dansées démentes ? En voilà une encore plus folle que toutes les précédentes… — le cinéaste illustre une idée aussi désarmante que les maximes proférées d'un ton candide par Bella : la réalité ne se livre dans sa simplicité que si on l'approche de manière empirique. « Ils troublent l'eau pour faire croire qu'ils voient clair » disait Nietzsche… Bella fait le chemin inverse : n'étant encombrée par aucun dogme et aucune théorie, elle n'a que ses sens pour comprendre le monde et les rapports de force qui le régissent.

Une leçon d'interprétation

Ce monde-là, avec tous ses stimuli, il faut en définitive l'interpréter. Pour cela, Lanthimos peut compter sur l'investissement total d'Emma Stone. A-t-on déjà vu une telle star se livrer à ce point sur l'écran, dans un abandon et une absence de jugement qui confinent au génie pur ? Non seulement elle n'élude aucune des nombreuses scènes de sexe du film – dont une, mémorable, prend la tournure d'une leçon dispensée par un père (Damien Bonnard) à ses deux enfants – mais elle endosse tous les états de son personnage, de la gamine grimaçante du début à la femme déterminée de la fin.

Toute greffe entraîne une métamorphose : comme le cinéma de Lanthimos, avec son surréalisme sarcastique et son exploration des pulsions humaines les plus noires, a muté au contact du spectacle et de l'épique pour être plus ample et plus fou encore, Stone propose au spectateur de regarder comment une comédienne se libère au contact d'un univers dont les règles se modifient en permanence. Processus d'adaptation et d'interprétation, empirique lui aussi, où tout est matière à jeu, mettant tous les sens de l'acteur en émoi et ceux du spectateur avec lui, jusqu'à la fusion complète. Bella Baxter, c'est moi, semble dire Emma Stone, définitivement cent coudées au-dessus des actrices de son époque.

Pauvres créatures 
De Yorghos Lanthimos (EU-Ang-Irl, 2h21) avec Emma Stone, Mark Ruffalo, Willem Daffoe…
Sortie le 17 janvier


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