L'incroyable histoire du menhir de Décines

Il a roulé sa bosse depuis les glaciations du Quaternaire. Il a vu disparaitre une forêt, un champ devenir une cour d'usine. Des générations d'enfants ont joué sur son vénérable dos. On l'a propulsé monument historique puis on a tenté de le destituer. Bref, le menhir de Décines en a vu d'autres. Alors que la goélette Tara nous apporte des nouvelles des océans, on prend le large à Décines-Charpieu pour une escapade qui, si elle n'est pas forcément marine, nous interroge sur nos relations avec notre environnement.


3m60 de long sur 1m10 de large et plusieurs trous mystérieux sur ses parois : le menhir de Décines trône aujourd'hui, un peu mousseux, à cinq arrêts de bus de Laurent Bonnevay sur la place Stépanavan. Gargantua l'aurait lancé d'une pichenette depuis Vaulx-en-Velin pour le faire atterrir en forêt. 

On dit de lui qu'il a servi de support à des cérémonies druidiques. On aurait fait couler du sang dans ses orifices et on se serait accroupi·es devant lui pour invoquer sa fertilité. Dans une version de l'histoire plus pragmatique, les trous servaient à amarrer des bateaux. Plus terre à terre encore : le menhir faisait office de « boute-roue » à l'entrée d'une ferme, c'est-à-dire qu'il protégeait un portail du choc des roues. Les autochtones, à l'époque, étaient plus réalistes face aux hypothèses des experts : le menhir de Décines « se trouvait dans un paysage fait de simples cailloux »[1]. L'avantage lorsqu'on ne sait pas, c'est que l'on peut choisir l'histoire que l'on préfère.

Le mieux est l'ennemi du bien 

Il est resté tranquille pendant des siècles au cœur d'une forêt, à faire l'autruche, sa pointe fichée dans le sol, en position verticale, à attendre que les paysages défilent. Au début du XIXe siècle, tout s'emballe : il n'y a plus de forêt, notre menhir se trouve alors au milieu d'un champ appartenant à la ferme de la Pierre-Fritte. Vient l'idée au propriétaire de s'en séparer. Si l'on ne connait pas trop les raisons de cette décision, on se doute que cela a à voir avec la perspective de gagner de la place. Malheureusement, l'opération est un échec : les attelages successifs chargés de le déplacer ne parviennent qu'à le retourner sur son côté le plus volumineux, car il est beaucoup trop lourd. Résultat, il est encore plus encombrant (il prend littéralement quatre fois plus de place). Une belle illustration de l'expression « le mieux est l'ennemi du bien ».

Les années passent, on échafaude des plans pour le détruire « à la masse de fer, puis à la poudre noire », sans succès. En 1887, on le fait inscrire à l'inventaire des monuments historiques en sa qualité de menhir : il est sauvé ! Mais ses péripéties ne s'arrêtent pas là pour autant.

Entre-temps, le terrain de la ferme est passé aux mains de la Société Lyonnaise de Soie Artificielle (SLSA). Les eaux pures de la Rize attirent les ténors du textile : ils font de Décines un épicentre de la viscose et de la rayonne, comme un pied de nez aux soyeux qui tissent sur les métiers des pentes de Lyon, pas loin du Gros Caillou. C'est à cette époque que la population de Décines s'accroît. Arménie,   Europe de l'Est, Afrique du Nord, Vietnam, Laos et Cambodge (dont les ressortissants sont bien souvent arrivés de force, arrachés à ce qu'on appelle à l'époque l'« Indochine ») : entre 1900 et 1990, on passe de 1000 et quelques âmes à plus de 24 000 habitants de tous horizons. Et c'est finalement leur héritage culturel et ouvrier qui fait toute la richesse de la commune aujourd'hui.

Menhir qui roule, amasse pas mal de mousse

Revenons-en à notre menhir. Malgré une interdiction de lui porter atteinte, on le déplace sans vergogne : vers le pont de la Sucrerie par exemple, où il fait office de terrain de jeu pendant quelques années (un claquement de doigt à l'échelle de la vie d'un menhir). Mais aussi dans un parc municipal (moyennant un dédommagement à la SLSA, justice doit bien être rendue aux humains). En 1952, la mairie décide le déplacer dans un parc municipal. Puis, en 1994, elle fait machine arrière, « trouvant peu esthétique la présence de ce mégalithe dans cet espace de loisirs ». C'est là que le menhir de Décines arrive à sa destination finale dans le quartier de Montaberlet, où il se trouve toujours aujourd'hui. 

En coulisses, on commence à douter : celui que l'on appelle le menhir et qu'on a entouré d'une aura de mystère préhistorique serait-il un imposteur ? On commence à le désigner comme un  « bloc erratique » [2]. Une déchéance. 1996 est une année cruciale dans la vie de ce gros caillou : il est quasi simultanément proposé au déclassement… et autorisé à intégrer une œuvre d'art minéral et contemporain de Marc Pedoux intitulée Kaos. L'artiste utilise les trous du rocher pour y placer des pieds en métal, qui servent de points d'appui et permettent de le surélever. Ce travail artistique est l'occasion de lui adjoindre deux autres rochers : un qui plane en hauteur avec des antennes (c'était une fontaine à l'origine), un autre qui émerge du sol comme un petit volcan éteint. En 2007, un réaménagement de la place dénature l'œuvre en modifiant son pavage : le Grand Lyon et la municipalité versent un dédommagement à l'artiste. Le menhir, quant à lui, est toujours en place, quasi intact, quoiqu'envahi d'une couche de mousse, et il est toujours classé aux monuments historiques. En revanche, personne ne semble jamais avoir pensé à le dédommager.

Informations pratiques 

Prolonger la balade en vrai ou en pensée

 
[1] Toutes les citations de l'article sont extraites du livre Décines-Charpieu, De la Préhistoire à nos jours d'Édouard Mardirossian

[2] Pierre ou rocher tombé du haut des montagnes à la surface d'un glacier et transporté par le mouvement du glacier à une certaine distance de son point d'origine.


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