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"L'âge d'or du cinéma américain"

Jean-Baptiste Thoret, écrivain, critique et professeur de cinéma, dirige la revue Panic et pose, avec "Le Cinéma américain des années 70", un jalon définitif dans l’évaluation d’une période clé de l’histoire du cinéma. Propos recueillis par Christophe Chabert

Avec Le Cinéma américain des années 70, vous semblez faire une synthèse entre l’approche esthétique de votre livre sur Carpenter et celle, plus politique, de 26 secondes, sur le film de l’assassinat de Kennedy...
Jean-Baptiste Thoret : Le livre sur Carpenter avait tous les défauts et les qualités d’un premier livre. Niveau qualités, il y avait l’énergie et la volonté d’aborder le cinéma d’un point de vue analytique. En plus, j’ai abordé le cinéma par le cinéma de genre, et Carpenter était de ce point de vue un terrain de jeu idéal. Mais dans l’absolu, marier esthétique et politique est vraiment le but à atteindre ; ce n’était pas encore en place avec Carpenter, qui était très centré sur le cinéaste. Avec le "bouquin Kennedy", j’ai pu montrer que le cinéma américain était ontologiquement politique, une idée difficile à faire admettre en Europe, où le cinéma politique est vite identifié à un ciné-tract. Ce livre est effectivement le premier chapitre du Cinéma américain des années 70. D’ailleurs, mon projet est de fondre les deux dans une future édition.

En lisant le livre, on se rend compte que dans les années 70, la différence entre cinéma de genre, cinéma commercial et cinéma d’auteur est abolie…
C’est aussi une question d’écriture. Je n’ai pas envie d’écrire d’en haut, à partir du moment où j’accueille un film ou un cinéaste dans un livre, je ne veux pas établir de hiérarchie, je veux qu’ils soient tous au même niveau. C’est une dimension démocratique de la critique : ne pas établir de différence entre les films de Romero et ceux de Ford. En plus, si on aborde le cinéma américain du point de vue des genres, on n’y comprend rien, car il y a des films qui abordent tous les genres. J’ai pu poser la question aux cinéastes que j’ai rencontrés, et pour eux, c’est la dernière roue du carrosse ; l’important, c’est ce qu’ils veulent raconter. Et dire à quel genre un film appartient, c’est ne pas dire grand chose.

Dans le livre, vous allez jusqu’à accorder une place importante au cinéma d’autodéfense…
Le cinéma d’autodéfense, à l’époque, était qualifié de droitier. Je vais prendre un exemple : Un justicier dans la ville de Michael Winner vient directement de L’Inspecteur Harry de Don Siegel. Or, il y a eu un retournement total de la critique vis-à-vis de ce dernier, qui a été accueilli comme un film de facho à l’époque. Il est clair que cette série de films est née d’une réaction de la majorité silencieuse, celle qui élira Nixon, qui en a marre de voir des héros faibles, des hippies, des drogués sur les écrans. Mais Un justicier dans la ville est très pervers : il est condamnable car il glorifie ouvertement l’autodéfense ; mais il montre aussi l’autodéfense comme un processus paranoïaque.

Un cinéaste est étrangement absent du livre : Stanley Kubrick…
En interviewant Michael Moore, qui est un fanatique du cinéma des années 70, il m’avait dit qu’on pouvait mesurer l’importance d’une période en allant voir les films des artisans ou des tâcherons. Dans les années 70, en effet, beaucoup de cinéastes médiocres font des films plutôt bons. L’objectif, quand j’ai fait ce livre, n’était pas d’avoir une approche chronologique, en commençant en 67-68 et en terminant vers 79-80. C’est aberrant car beaucoup de films de la période sont déjà des "films des années 80". L’approche par genre, je l’ai déjà dit, n’était pas bonne non plus. Et je ne voulais pas une approche par auteurs, car cela ne mettait pas en évidence ce qui circule entre les cinéastes. L’objectif était de trouver un juste équilibre… C’est vrai que dans le livre, certains cinéastes émergent (Cassavetes, Friedkin, Monte Hellman…), mais deux étaient difficilement solubles dans l’ensemble : Kubrick et Cimino. Cimino fait une œuvre-monde, qu’on ne peut pas traiter en quelques lignes, c’est un super-cinéaste des 70, qui en prend tous les motifs, la nostalgie, la référence aux grands cinéastes classiques ; Kubrick, lui, a une place collatérale. 2001 a une importance sur le courant des road-movies, mais ses autres films n’ont pas traversé le cinéma américain. Dans Orange Mécanique, on trouve le pastiche, la violence, la récupération des énergies contestataires, mais tout cela était déjà dans le cinéma américain à l’époque, il n’apporte rien de nouveau.

D’habitude, la période est balisée par deux films : Bonnie and Clyde et La Porte du Paradis. Mais vous semblez préférer la resserrer autour de deux autres films des mêmes cinéastes, Alice’s restaurant et Voyage au bout de l’enfer
Ce qui m’a toujours fasciné dans ce cinéma, c’est que c’est un cinéma qui a conscience de sa fin : quand les movie brats prennent Hollywood d’assaut, ils savent déjà que c’est foutu. "We blew it" : c’est la dernière phrase d’Easy Rider, et Alice’s restaurant n’est que le développement de cette dernière phrase. Malgré l’énergie, l’euphorie, l’échec est déjà programmé. Du coup, la question des bornes n’est pas si importante.

Pourtant, l’échec de La Porte du Paradis, la faillite de United Artists, en marquent concrètement la fin…
Cette faillite n’a fait qu’entériner l’échec. Les Dents de la mer en 75, Rocky et Superman en 76, c’est ça le début de la fin. Ce n’est pas parce qu’on fait un film américain dans les années 70 qu’on est un cinéaste des années 70. Bogdanovich est un cinéaste des années 30 ; Spielberg et Lucas sont des cinéastes des années 80. Avec une approche historiciste, on peut commettre des erreurs vis-à-vis de ces films qui sont littéralement anachroniques.

Spielberg et Lucas ont pourtant beaucoup rendu hommage au cinéma des années 70 : Munich cite Friedkin, par exemple…
J’ai peu de sympathie pour le cinéma de Spielberg. Ça me touche quand il filme à hauteur d’enfant, comme dans ET, Rencontres du troisième type ou Sugarland Express. Mais quand il touche au réel, on voit qu’il n’est vraiment pas un cinéaste des années 70. Avec Munich, il confond style et signe du style : il ne suffit pas de copier la technique d’un cinéaste pour s’en approprier le propos ! C’est d’autant plus immoral que Spielberg et Lucas provoquent la chute du nouvel Hollywood. Ils avaient un sens de ce que veut le public, et ils l’ont toujours, donc ils sentent aujourd’hui le revival pour les années 70. William Friedkin me disait : "On peut considérer que c’est de la merde, mais quand Lucas fait Star Wars, il est plus intelligent que nous…"

L’esprit des 70 ne se trouve-t-il pas plutôt aujourd’hui dans les séries télé, comme Deadwood ou 24 heures chrono ?
Deadwood est produit par Walter Hill, qui réalise dans les années 70 Driver, un des films les plus modernes de la période, proche de Monte Hellman, et qui continue une carrière honnête dans les années 80. Mais la série télé, pour moi, reste de la narration habile, je ne la mettrais pas dans le même sac que les films. La série n’imprime pas la rétine. 24, je le vois comme une sorte de pulp, j’ai l’impression qu’il n’y a rien à voir dans le cadre ; on ne peut pas revoir un épisode de 24. S’il y a des échos des années 70 dans 24, c’est que la série arrive après le 11 septembre, et il se rejoue alors aux Etats-Unis quelque chose de la guerre du Vietnam, on rejoint l’état d’esprit de l’époque, donc on se retourne vers le cinéma qui a douté durant cette période.

Qui sont, dans le cinéma américain contemporain, les héritiers du cinéma des années 70 ? David Fincher, par exemple ?
C’est une question compliquée. Il ne s’agit pas distribuer des bons points ; le cinéma américain des années 70 a changé la donne, il y a un avant et un après 70. Cela ne veut pas dire que l’on ne peut pas continuer à faire du cinéma comme dans les années 30, et d’ailleurs, la majorité des films qui sortent aujourd’hui en Amérique sont encore des films des années 30, et il y en a de très bons, ce n’est pas la question. Donc on sait que ça ne fonctionne pas comme ça. La trilogie Matrix est une émanation directe du cinéma parano des années 70 ; pourquoi ? Parce que c’est une question de vision du monde… Je vais prendre deux exemples pour expliquer cela : d’un côté, Traffic de Soderbergh, qui est un film rétro, anachronique, un film des années 50, avec une morale, des personnages qui vont vers la rédemption. Et à l’inverse, Révélations de Michael Mann, qui se fonde sur les acquis des années 70 et qui dit tout le contraire de Traffic. Le personnage de Pacino vient de Serpico, et dans la séquence centrale, celle qui précède la diffusion de son reportage, quelqu’un lui dit "On est tous dans le même bateau", il n’y a pas de moyen de contourner le système dans lequel on se trouve. On peut aussi prendre le cas de Gus Van Sant, qui fait un cinéma qui vient après, mais qui ne met pas de côté les années 70.

En France, la critique est passée complètement à côté de ce cinéma des années 70… Daney n’en parle quasiment pas !
Dans les années 70, la critique regarde tout ce qui vient du cinéma américain comme un sous-marin capitaliste. C’est fascinant de voir que la critique est totalement aveugle : du coup, on a longtemps considéré les années 70 comme un chaînon manquant entre la fin du classicisme et les années 80. C’est pourtant tout sauf un chaînon manquant, c’est au contraire l’âge d’or du cinéma américain, du cinéma international même ! Cet aveuglement va se payer cher : pendant longtemps, les histoires du cinéma en parleront comme d’un appauvrissement, d’une dégénérescence. Il suffit de relire les critiques de l’époque, par exemple Jean-Michel Frodon sur Zombie de Romero, qui en parle comme d’un porno de Marc Dorcel, alors qu’aujourd’hui il encense Romero parce que c’est politique ! Mais en France, il ne faut pas sous-estimer l’importance d’une revue qui débute dans les années 80, Starfix : c’est celle que vont lire les futurs critiques, les futurs cinéastes, on y parle sérieusement de Craven, Carpenter, Cronenberg, Friedkin, et on en parle à chaud. Son importance est décisive dans l’appréciation du cinéma des années 70.

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