Mammuth, poids léger

Cinéma / Pour "Mammuth", leur quatrième film en tant que réalisateurs, les Grolandais Benoît Delépine et Gustave Kervern ont embarqué un monstre désacralisé, Gérard Depardieu, dans un road movie drôle et mélancolique. Rencontre avec Gustave Kervern, artisan d’un cinéma populaire d’avant-garde. Christophe Chabert

Ce matin-là, nous retrouvons Gustave Kervern dans un hôtel moderne du flambant neuf Cours Charlemagne, où il prend son petit-déjeuner avec quelqu’un rencontré par hasard dans la salle à manger de l’hôtel, un nommé Paul-Émile Beausoleil, venu de Martinique pour représenter une association s’occupant de pensions de retraites. La coïncidence amuse Kervern, qui lui explique le sujet de Mammuth, et s’empresse de lui demander d’en parler dans le journal de son association ! «Il faut être malin», commente-t-il. «Tout le monde l’est aujourd’hui dans le milieu du cinéma…». Plus tard pendant l’interview, il expliquera que lui et son complice Benoît Delépine se comportent «comme des pirates». «On y va au culot. Je me souviendrai toujours de Benoît essayant d’appeler Jacques Chirac pour lui dire un truc !». Dans le même registre, il raconte comment ils se sont fait jeter par David Lynch, qu’ils étaient allés voir dans son hôtel à Paris pour lui demander de jouer dans Avida. C’est le même genre de «défis» qui les a poussés à appeler Gérard Depardieu pour lui proposer un rôle. «On a vu Depardieu sur sa moto cheveux au vent, et on a eu l’idée du film. On ne le connaissait pas et avoir une entrevue avec lui dans son restaurant, c’était déjà intéressant. Ce qui nous plaît, c’est la connerie de base : essayer d’avoir Gérard Depardieu sans le connaître. En fait, il a dit oui, et la connerie s’est avérée. Donc on a dû écrire le scénario, on avait trois mois pour monter le film, on était au mois d’avril l’an dernier et on tournait en juillet-août. Un record !»

«On revendique la maladresse»

Cette précarité et cette urgence sont en fait le vrai carburant des deux réalisateurs grolandais. Loin des lourdes machineries du cinéma, de ses pesanteurs et de son manque d’audace, Kervern et Delépine se posent en expérimentateurs tranquilles. «On revendique la maladresse, on laisse la part à une improvisation calculée, la porte ouverte sur la possibilité de changer tout, d’enlever des séquences même sur le tournage». Cette volonté de privilégier l’instant et ce que Kervern appelle «l’humain» ont conduit les deux acolytes à tourner quatre films qui sont quatre road-movies. «On ne tient pas en place, on ne pourrait pas tourner un film en studio, on se ferait trop chier. Un road-movie, tu ne t’ennuies jamais : tu roules, tu vois des gens, tu vas à la plage ; du coup souvent on termine à la mer. Le road-movie, c’est à base de rencontres, donc ça nous permet de mettre plein de gens dans les films, des copains, des gens qu’on connaît pas, des non professionnels». Mammuth, à ce titre, est le film le plus peuplé du duo, mais aussi le plus imprévisible, le plus instable dans sa forme, comme un précipité chimique dont on ignorerait la réaction finale. Kervern explique que c’est justement Depardieu qui a permis au film d’emprunter des sentiers différents de ceux imaginés au départ : «Quand on avait vu Depardieu, il nous avait dit que les attestations, c’était secondaire, que l’important dans le film, c’était les femmes. Nous, on était vraiment à la grolandaise sur notre histoire de recherche de papiers. Et c’est lui qui avait raison, on s’en est rendu compte en faisant le film. On ne savait pas que les trois femmes allaient prendre le pas sur les bulletins de salaire».

«Prendre des risques»

Parmi ces trois femmes, il y a la présence magnifique d’Isabelle Adjani. «On avait lu dans les journaux qu’elle aimait bien nos films, on s’est dit que ce serait bien de la rencontrer, plus que de tourner avec elle. Elle a eu des prises de position importantes, elle assume sa dinguerie, je trouve qu’il n’y a pas assez de folie dans ce monde. On a réfléchi à son rôle, et on a pensé au premier amour. C’était la bonne idée : elle est jeune et pas jeune, ce qui est hallucinant. C’est l’amour de jeunesse qui a vieilli. Elle a dit oui tout de suite parce qu’elle nous aime bien, et comme Depardieu, elle a travaillé gratuitement». Pour finir l’interview, on lui soumet notre hypothèse sur la drôle de place qu’occupe leurs films dans le paysage français : une sorte de cinéma populaire d’avant-garde. «Ouais, c’est bien. Je ne suis pas cinéphile, les cinéphiles m’énervent même. Mais j’ai plus d’amour du cinéma qu’eux, au sens où j’aime la forme du cinéma : prendre des risques, faire du cinémascope, du noir et blanc, de l’inversible, du format carré. J’espère qu’on trouvera une autre idée pour le prochain film !».

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