Au rythme de Lubitsch

Jusqu’à fin décembre, l’Institut Lumière propose une immanquable rétrospective consacrée à Ernst Lubitsch, génie de la comédie américaine, dont les films font aujourd’hui encore figure de modèles par leur rythme endiablé et leur perfection narrative. Christophe Chabert

En sortant de la projection de "La Huitième femme de Barbe-bleue", une amie me disait : «Le cinéma d’aujourd’hui, c’est mou.» Qu’un film tourné il y a plus de 70 ans puisse défier niveau rythme les puissantes productions hollywoodiennes pensées à l’extrême pour ne jamais laisser de répit au spectateur signe l’échec sans appel des centrifugeuses à images qui forment l’ordinaire du cinéma commercial. Ne pas se méprendre toutefois : Ernst Lubitsch, au cours des glorieuses années 30 et 40, était l’équivalent d’un Judd Apatow ou des frères Farelly, un cinéaste mainstream, une valeur sûre des studios, un homme qui collectionnait les succès et ne connut aucun revers de fortune. Sa mort prématurée à 58 ans lui évita ainsi de décliner artistiquement avec le système dont il était un maillon essentiel. Mais Lubitsch fut beaucoup plus qu’un artisan consciencieux à l’intuition sans faille ; c’était un artiste, un metteur en scène total, qui avait l’oreille pour sentir le tempo comique des dialogues, qui savait tirer le meilleur de ses acteurs — il avait été comédien lui-même, et qui ne s’autorisait aucune graisse inutile à l’image. Le rythme, le rythme ; les films de Lubitsch ont quelque chose de musical et de chorégraphié, quelque chose de grisant.

«Si ça marche, très bien»

Billy Wilder, scénariste par deux fois pour Lubitsch sur "La Huitième Femme de Barbe-bleue" et Ninotchka, parle dans ses Conversations avec Cameron Crowe (Actes Sud/Institut Lumière) de son rapport avec le cinéaste : «Plus l’idée était bonne, plus il était satisfait. Mais il ne sautait pas de joie. Il ne dansait pas sur les tables. Il espérait simplement que ça marcherait. Et si ça marche, très bien». L’idée en question consiste souvent à réduire à une action ce qui chez d’autres passerait par une page de dialogues ; ce qu’on a nommé la Lubitsch touch. Modèle du genre, la scène dans "Haute pègre" où Edward Everett Norton se remémore où il a déjà rencontré le voleur interprété par Herbert Marshall en fumant une cigarette puis en l’écrasant sur un cendrier en forme de gondole. Cette touch, c’est encore sa maestria pour faire circuler l’intrigue avec un détail : le chapeau dans "Ninotchka", le haut et le bas de pyjama dans "La Huitième Femme de Barbe-bleue", la fausse barbe dans "To be or not to be". La touche est alors autant une «patte» que le coup de crayon d’un dessinateur de bande dessinée ou la touche de pinceau d’un peintre impressionniste. Ainsi, il aimait croquer des personnages secondaires haut en couleurs (les beaux-parents dans "Le Ciel peut attendre", les employés dans "The Shop around the corner", les dignitaires nazis dans "To be or not to be"), laissant le charme et l’élégance aux interprètes principaux, (Garbo dans "Ninotchka", Gary Cooper dans "Sérénade à trois", Maurice Chevalier dans "La Veuve joyeuse", James Stewart dans "The Shop around the corner"). Quoique… La comédie chez Lubitsch tient aussi à ce que ce charme indéniable n’agisse que tardivement, s’il agit : dans "To be or not to be", on ne saura pas vraiment si le marivaudage entre l’actrice Maria et l’aviateur Sobinski relève des codes de l’espionnage ou d’une véritable romance adultère. Modèle absolu du genre : "The Shop around the corner" repousse aux confins du film le moment, pourtant inévitable, où les deux héros vont tomber dans les bras l’un de l’autre. Prévisible ? Oui, bien sûr, mais l’alliance du rythme, de la grâce, de l’intelligence et de l’humour fait que, à l’écran, «ça marche».

Derrière la comédie, les drames

Lubitsch tourne ses comédies d’abord dans un pays en crise économique, puis dans un monde en guerre. Dans les années 30, il se moque des us et coutumes des riches qui pensent que tout s’achète (et, en général, il aime les dépayser en France, à Paris ou sur la French riviera, comme un symbole du luxe clinquant). Dans les années 40, il fait entrer dans son cinéma les grands maux de l’époque : le communisme (dont il se moque avec beaucoup d’élégance dans "Ninotchka") et le nazisme. Cela donne "To be or not to be", son film le plus célèbre, où le troisième Reich et l’invasion de la Pologne sont regardés par le biais d’une troupe de théâtre qui ne peut pas jouer sur les planches une pièce se moquant d’Hitler, et qui devront, pour servir la résistance, interpréter leurs rôles dans la réalité afin de mettre hors d’état de nuire un traître ayant infiltré le réseau. Le médiocre acteur Joseph Tura («il a fait à Shakespeare ce que nous avons fait à la Pologne», dit de lui un général nazi) n’aura pas d’autre choix que d’être bon, crédible, pour espérer sauver sa peau. L’idée est magnifique, et elle résume la démarche de Lubitsch : l’invention, la légèreté, la comédie, quand elles «marchent», peuvent changer le monde. Des années plus tard, Quentin Tarantino, dont l’"Inglourious Basterds" est un digne descendant de "To be or not to be", retiendra la leçon. Et si le cinéma d’aujourd’hui est mou, quelques cinéastes se chargent de le maintenir aussi alerte et vif que ne le faisait Lubitsch.


Rétrospective Ernst Lubitsch

À l’Institut Lumière, jusqu’au dimanche 19 décembre.

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