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Cannes, jour 2. We need to talk about Gus.

We need to talk about Kevin de Lynne Ramsay / Restless de Gus Van Sant

C’est avec un film qui retraçait, dans une forme volontiers expérimentale, la tuerie de Columbine, que Gus Van Sant a obtenu la Palme d’or cannoise. Des années après, le même Van Sant se retrouve à faire «seulement» l’ouverture d’Un Certain regard, et c’est l’Anglaise Lynne Ramsay qui a l’honneur de monter les marches du Palais avec un film qui, à son tour, s’inspire de ce fait-divers (même si We need to talk about Kevin est avant tout tiré d’un livre et n’utilise l’événement que comme un instantané effrayant gravé dans l’inconscient collectif contemporain : un massacre dans un lycée).

Ramsay, dont on avait aimé les précédents Ratcatcher et Le Voyage de Morvern Callar, démontre avec ce film fort qu’elle est de ces cinéastes qui savent manipuler l’image, en faire une matière sensuelle et tactile, un laboratoire d’émotions fortes amplifiées par le montage et le design sonore. Mais curieusement, We need to talk about Kevin n’avait pas besoin de cette stylisation permanente pour passionner : la complexité de son sujet, les rapports ambigus entre les personnages et la manière de renverser les certitudes du spectateur en un battement de plan auraient même gagné à être traités avec un peu plus de modestie et de linéarité. On attrape Eva (Tilda Swinton, très impressionnante même si sa performance est un peu broyée par les effets de Ramsay) au réveil d’un drôle de cauchemar, sorte d’orgie humaine dans un gaspacho géant. Elle ouvre la porte de la mansarde insalubre dans laquelle elle habite, et découvre que celle-ci a été recouverte pendant la nuit de peinture rouge. Rouge sang, celui que son fils Kevin a fait couler dans son lycée la veille de ses seize ans et qui vaut maintenant à sa mère l’opprobre général de la communauté. On pense que ce harcèlement sera le sujet du film. Mais Ramsay va, par le biais des flashbacks qui forment le mille-feuille temporel du récit, montrer que la culpabilité d’Eva n’est pas sans fondement, car dès la naissance de Kevin, elle s’est montrée incapable de l’aimer.

La victime devient coupable, donc ? Pas complètement non plus, car quand Kevin grandit, il se révèle un authentique monstre de perversité, retournant le simulacre de bonheur familial en film d’horreur domestique dont il tire toutes les ficelles avec cruauté. Le film de Ramsay est alors fascinant dans cet emboîtement de haines inextricables, mais aussi parce que son discours reste mystérieux, indécidable. Qu’est-ce qui a foiré dans cette relation mère-fils ? Quel rôle joue le père là-dedans ? Pourquoi le deuxième enfant, une petite fille adorable, est-il l’antithèse de son terrible grand frère ? Les parents paient-ils l’éducation libérale qu’ils ont dispensée à Kevin ou celui-ci n’est-il qu’une mauvaise graine nietzschéenne ayant poussé précocement sous l’impulsion d’un rapport morbide au monde ? Passionnant donc, et très maîtrisé aussi, We need to talk about Kevin est cependant pénalisé par cet excès démonstratif des images, ce goût des portraits à l’acide dans les seconds rôles, ce besoin de souligner les gros plans en en faisant systématiquement des symboles, les lestant de significations transparentes jusqu’à la lourdeur. Mais ce n’est pas un film négligeable, au contraire, et c’était une entrée fort prometteuse dans la compétition.

À l’inverse, Restless est l’œuvre d’un cinéaste qui n’a plus rien à prouver et qui peut aujourd’hui se saisir d’un scénario qu’il n’a pas écrit et y apporter le tact, la tendresse et la délicatesse nécessaire pour en faire un film bouleversant et en fin de compte personnel. Soit deux adolescents, Anabel et Eloch, obsédés chacun à leur façon par la mort. Anabel souffre d’une tumeur au cerveau incurable ; Eloch s’incruste dans les enterrements pour y ressentir le deuil qu’il n’a pu vivre à la mort de ses parents. Eloch a par ailleurs un drôle d’ami imaginaire, le fantôme bienveillant d’un kamikaze japonais.

Aussi saugrenu et bizarre que soit cette histoire (on imagine quelle sucrerie baroque Tim Burton aurait pu tirer d’un pitch pareil), Restless est avant tout une belle histoire d’amour automnale, où Van Sant et son fidèle chef-opérateur Harris Savides prennent le temps de filmer la lente et tortueuse attirance de ces deux corps hantés mais vivants et joyeux, ce qu’une superbe séquence de dialogue devant la tombe des parents d’Eloch illustre de façon imparable et concrète. Il s’agit de ne pas se dire les choses en face, mais d’être sûr que l’autre les a bien entendues et comprises. Comme dans Au-delà de Clint Eastwood, le rapport à la mort n’est pas un problème mais une donnée avec laquelle il faut composer comme on peut — des petits arrangements avec les morts, comme cette bataille navale éternellement recommencée avec le kamikaze fantôme. Van Sant retient donc le mélodrame aux frontières du film, et quand il se décide à lâcher les violons, c’est pour mieux nous dire, dans une séquence d’un culot inouï, de garder nos larmes quelque temps encore (trop tard, on pleurait déjà !). En sabordant subtilement ce climax hollywoodien, le cinéaste nous emmène beaucoup plus loin, vers une conclusion sublime, déchirante et pourtant étonnante de simplicité et de sagesse. Restless est un film merveilleux !

Christophe Chabert

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