Cannes jour 9 : Grillés

The Paperboy de Lee Daniels. Dans la brume de Sergeï Loznitsa.

Il sera temps, d’ici le palmarès dimanche soir, de tirer un bilan définitif de ce Cannes 2012, mais on affûte déjà nos couteaux, tant les jours qui viennent de s’écouler ne plaident pas en sa faveur. Reste un (immense) espoir demain avec le Mud de Jeff Nichols — on vient de voir le Im Sang Soo, pas mal mais quand même très mineur, on en reparlera demain ; mais il faut le dire, arrivé à un tel stade de désillusion globale, on préfère ne plus s’attendre à rien. Au moins pourra-t-on être agréablement surpris.

Car depuis jeudi soir, toutes les personnes croisées, journalistes, exploitants ou simples cinéphiles faisaient le même constat : «Vivement que ça se termine !». À la traditionnelle fatigue du marathon cannois s’ajoutait ainsi un certain agacement quant à la longue série de mauvais films vus en compétition, et ce n’est pas pour rien si le rythme des projections s’est spectaculairement ralenti pour nous : deux films et demi jeudi, deux ce vendredi, au lieu des quatre ou cinq quotidiens pendant le reste du festival. À un moment, plus rien ne suit : ni le corps, ni l’esprit, et cela conduit même à de fâcheuses situations, comme la projo de Cosmopolis de Cronenberg le vendredi à 8h30. L’impression générale était celle d’avoir vu un grand film, mais de ne l’avoir vu qu’à moitié, entre micro-siestes et incapacité à suivre la subtilité des dialogues et les inventions de mise en scène de Cronenberg. Du coup, on l’inscrit d’office sur la liste des films à revoir dès notre retour à Lyon.

On ne fera pas de même avec les autres prétendants à la Palme vus ces deux dernières journées. À commencer par une authentique purge, l’improbable The Paperboy du récidiviste Lee Daniels. Il faut le voir pour le croire, mais cette grosse daube boursouflée remporte le prix du film le plus mal réalisé du festival (pire que le Loach, c’est possible), avec ses effets de style moche (surimpressions, ralentis, inserts) et sa caméra posée n’importe où, annihilant toute esquisse de point de vue. La narration n’est pas mieux lotie : Paperboy est raconté n’importe comment, avec son introduction pseudo-documentaire, ses ellipses là où il n’en faut pas et ses tunnels là où, au contraire, il faudrait se dépêcher d’embrayer sur autre chose.

Lee Daniels ressort l’esthétique racoleuse de son précédent Precious, en la mélangeant à une sorte de kitsch délavé années 60, réussissant à être à la fois voyeuriste et totalement pudibond. Le désir sexuel est l’horizon du film (avec Nicole Kidman en folle du cul éprise d’un homme en prison, accusé d’un crime et clamant son innocence, qui éveille les sens d’un ado en surchauffe), mais ce qui excite Daniels, c’est surtout son propre désir de filmer Zac Efron en slip, tel Romain Duris chez Christophe Honoré. Climax érotique de la chose : une scène où Kidman lui pisse dessus pour désinfecter les plaies consécutives à une attaque de méduses. Mais attention, ça n’ira pas plus loin, et si vous voulez vous rincer l’œil, il faudra attendre le prochain porno sur Canal. À moins que la vision de Kidman en culotte noire de grand-mère ne vous provoque un soudain retournement des sens. Tant qu’à rire, on préfère l’excellente imitation de Nicolas Cage par John Cusack dans le film, suicide capillaire compris. Ou encore la vision très Oncle Tom de la servante noire, qui montre que la cinéphile de Lee Daniels n’a pas dépassé Autant en emporte le vent. Waouh !

Le pari de cette édition consiste à équilibrer chaque imposture commerciale par une imposture auteuriste. Donc, fort logiquement, après l’escroquerie Paperboy, vint le foutage de gueule Dans la brume. Loznitsa avait réussi à se tirer de l’édition 2010 avec le bénéfice du doute. Si My joy était sans doute un des films les plus bordéliques qui soient, le cinéaste mettait une certaine rage dans sa manière de filmer, renouvelant le style russe avec beaucoup d’humour noir et d’inventivité formelle. Dans la brume est exactement l’inverse : un film simple à suivre mais désespérément rivé sur un horizon de modernité cinématographique éculé.

Dans le dossier de presse, Loznitsa annonce fièrement que Dans la brume, qui fait 2h07, ne comporte que 72 plans. La moitié d’entre eux consiste à regarder des gens marcher dans les bois à deux à l’heure, l’autre à les écouter débiter d’une voix monocorde des dialogues minimaux entrecoupés de silences pesants. Loznitsa fait comme si rien n’avait été tourné depuis les premiers Angelopoulos. Même l’histoire qu’il nous raconte, malgré la petite tentative de déconstruction temporelle, est dans le fond très banale : pendant la guerre, un paysan rouquin refuse d’abord la résistance héroïque face à l’ennemi allemand, puis la lâcheté qui consisterait à ne pas conserver sa solidarité avec ses compagnons, véritables auteurs d’un sabotage auquel lui s’est prudemment abstenu de participer. Loznitsa en fait un idiot tragique et dostoievskien, mais comme il préfère regarder ses mouvements de caméra et sa photo verte et grise plutôt que ses personnages, Dans la brume dégage ce sentiment d’aridité forcée, ce désir de faire auteur à tout prix, y compris en recyclant les pires clichés formels.

Ainsi, dans un festival foisonnant de comédien(nes) s’investissant à corps perdu dans leurs rôles (de Audiard à Haneke, de Dominik à Cronenberg, de Garrone à Wes Anderson), Loznitsa est le dernier à croire en la vertu de l’acteur monoexpressif. Ce cinéma terne, sans relief, sans autre envie que de se faire admirer, est devenu une tarte à la crème festivalière, épreuve que beaucoup ont choisi de ne pas subir jusqu’au bout  — il paraît que même le Président du jury Nanni Moretti s’est enfui avant le générique de fin en soupirant dans les couloirs du Palais. Ça sent le cramé, on vous dit !

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