Alice au pays des mères vieilles

Trésor caché dans la filmographie de Martin Scorsese, "Alice n’est plus ici" est de retour sur les écrans, et il ne faut pas louper ce conte réaliste aux accents country folk, sans doute le film le plus estampillé Nouvel Hollywood du réalisateur de "Raging Bull". Christophe Chabert

Écran carré, technicolor, décor de studio à la facticité étudiée, costumes aux étoffes chamarrées, musique toute de cordes lyriques : la première scène d’Alice n’est plus ici ressemble à un sample tiré d’un mélodrame des années 50, quelque part entre Minnelli et Michael Powell. C’est le fantasme d’Alice enfant, que le monde ressemble à une féerie hollywoodienne, un conte aux couleurs sucrées où les rêves de petites filles deviennent réalité. Rupture. L’écran s’allonge de quelques mètres, les couleurs se font ternes, la musique vire au groove funky, et la petite maison sur la colline typiquement américaine s’est transformée en bicoque branlante aux murs défraîchis. C’est le quotidien d’Alice (Ellen Burstyn), avec un gamin capricieux, un mari fatigué par un travail abrutissant, et pas grand-chose d’autre à faire que le ménage et la cuisine. En un clin d’œil, Martin Scorsese fait basculer son film de l’Eden perdu du cinéma classique au réalisme sans fard du Nouvel Hollywood. Alice n’est plus ici est l’œuvre où ce changement de paradigme s’exprime ouvertement, même si Scorsese crée au fil du récit un dialogue beaucoup plus subtil que ce contraste de départ.

La réalité du rêve

Car il faut un "incident déclencheur" pour sortir le film du lit de la chronique et lui donner une ampleur romanesque digne des mélos d’antan. Un accident coûte la vie au mari d’Alice. Veuve avec enfant et sans emploi, elle choisit de quitter sa maison, de prendre la route et d’accomplir son rêve : devenir chanteuse. Le road movie, typique du cinéma américain des années 70, se greffe sans problème sur une structure scénaristique classique qui ferait le bonheur de tous les Robert MacKee du monde : suite d’épreuves où Alice passe de la désillusion à l’espoir, puis de l’épanouissement au désenchantement ; équilibre précaire trouvé comme serveuse dans un restaurant et dans les bras d’un gars solide et bourru (Kris Kristofferson, caution country d’un film aux accents très folk) qui l’attire mais qu’elle se refuse à faire entrer pour de bon dans sa vie… Scorsese joue en virtuose avec les codes plutôt qu’avec sa caméra, plus sobre que d’ordinaire, et s’offre une relecture moderne du cinéma qui l’a fasciné adolescent. Alice n’est plus ici est un manifeste puissant en même temps qu’un vrai beau film d’émotions brutes. On a même le droit de verser une larme à la fin.

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