Les Invisibles

Avec ce splendide documentaire sur les homosexuels nés dans l’entre-deux guerres, Sébastien Lifshitz signe une ode à la liberté, au combat et à l’amour, en même temps qu’une belle galerie de portraits de «héros de la vie ordinaire». Christophe Chabert

Dans la dernière séquence des Invisibles, une petite embarcation quitte le Vieux Port de Marseille : la caméra est braquée sur Bernard et Pierre, tous deux septuagénaires ; l’un commente les différents forts qui entourent la ville, l’autre a un peu froid et veut remettre sa veste. Pierre se lève et, dans un geste qui en dit long sur la tendresse qui les unit, Bernard l’aide à s’habiller. Impossible de ne pas penser alors à un autre geste, si puissant, vu sur les écrans récemment : celui de Trintignant caressant la main d’Emmanuelle Riva pour la soulager de sa douleur dans Amour.

Du documentaire de Sébastien Lifshitz à la fiction d’Haneke circule une même question : qu’est-ce qui reste de l’amour quand celui-ci ne peut plus être charnel ? Ce n’est pas exactement le sujet des Invisibles, mais c’est une bonne façon de comprendre à quel point le projet du cinéaste déborde de multiples pistes aussi inattendues que passionnantes.

«L’individu est plus fort que les carcans sociaux»

Au départ donc, l’envie de parler de ces homosexuels qui, nés dans l’entre-deux guerres, ont dû assumer leur "différence" ; aujourd’hui dans un âge avancé, ils se racontent à Lifshitz à travers une parole intime mais aussi très réfléchie. C’était un des critères fixés par le cinéaste lors de ses recherches : «Ils devaient avoir suffisamment de distance par rapport à leur vie pour ne pas uniquement empiler les anecdotes, ils devaient développer autour une réflexion pour créer un contrepoint». Il en est sorti une douzaine de témoins qui, par leur mode de vie, renversent des clichés sur l’homosexualité : ainsi, ils vivent en province et pas à Paris, certains sont même des paysans qu’on croirait sorti d’un film de Depardon — on pense beaucoup à La Vie moderne devant Les Invisibles, on y reviendra.

Leurs parcours et leur appréhension de leur sexualité sont pourtant bien différents : Thérèse se l’avoue tardivement, après avoir mené une première vie de mère de famille, avant de basculer du côté des idées révolutionnaires post-68 ; Monique, au contraire, se lance très tôt dans le jeu de la séduction nocturne ; Pierrot, gardien de chèvres, affiche une décomplexion sidérante vis-à-vis de la question, s’affirmant bisexuel et relatant en toute innocence sa première histoire avec un homme à l’âge de 12 ans !

Impossible d’en tirer une conclusion générale sur une contre-histoire de l’homosexualité du point de vue de ses «invisibles», c’est-à-dire de ceux qui n’ont pas connu de destin tragique — le fléau du SIDA n’est pas même mentionné. En revanche, quelque chose de beaucoup plus essentiel jaillit de leurs récits : une souveraine liberté arrachée par une volonté de fer au conformisme et aux dogmes dominants. «Ce qui est très important pour moi», commente Lifshitz, «c’est qu’il n’y a pas de destin homosexuel, malgré les époques, les systèmes de pensée, la morale et les pressions sociales. Je crois dans la force de l’individu à pouvoir se construire et s’accomplir malgré ce carcan. C’est ce que racontent ces hommes et ces femmes : l’individu est plus fort.»

Un crépuscule joyeux

Comme si cette liberté devait aussi imprimer la forme du film, Les Invisibles est une œuvre d’une ampleur rare pour un documentaire ; chaque plan y est méticuleusement composé en scope et longues focales, que ce soit pour filmer un visage ou un décor, une scène de la vie quotidienne ou un moment fort de retour du passé — comme cette bouleversante séquence où Monique retrouve la gare de son enfance.

De la part de Sébastien Lifshitz, dont les films de fiction fuyaient l’esthétisation, c’est une réelle surprise. «Il y a une dimension très romanesque dans la vie de ces hommes et ces femmes, pour moi ce sont des héros de la vie ordinaire. Le scope est là pour magnifier la présence des lieux et des gens, il a amené beaucoup de lyrisme» explique-t-il. Et si Les Invisibles est son meilleur film, c’est aussi parce qu’il tombe à point nommé d’un moment de crispation autour de la question du mariage pour tous.

Le film y fait deux allusions contradictoires : maladroitement quand un des couples du film rentre dans une chapelle et dit, comme une boutade, que c’est ici qu’ils célèbreront leur union ; de manière plus étonnante à travers l’archive d’une militante dans les années 70 qui refuse de rentrer dans la logique bourgeoise de faire des «héritiers» aux oppresseurs mâles.

Un vertige saisit alors le spectateur : si Lifshitz montre dans Les Invisibles les allers-retours saisissants entre les combats d’une minorité et la manière dont la majorité y a réagi, il mesure soudain le gouffre qui sépare les revendications d’hier de celles d’aujourd’hui, le moment où l’on réclame le droit d’être différent et celui où l’on souhaite être comme tout le monde.

En filmant le crépuscule de ces homos joyeux et libres, c’est comme s’il filmait aussi le crépuscule d’une conscience politique. On en revient à Depardon et à La Vie moderne, film que Lifshitz trouve «extrêmement émouvant» et qui parlait aussi d’un monde en voie d’extinction. Tous deux font le point sur une mémoire enfouie, dont les vestiges sont précieusement sauvés de l’oubli par des cinéastes en état de grâce.

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