Cannes – Jour 4 : psy-folk

"Grand central" de Rebecca Zlotowski. "Jimmy P." d’Arnaud Desplechin. "Inside Llewin Davis" de Joel et Ethan Coen.

Le déluge s’est donc abattu sur Cannes. Ce fut un joyeux bordel qui a plongé une partie des festivaliers dans la morosité, ce que l’émeute à l’entrée de la projection presse d’Inside Llewin Davis n’a fait qu’intensifier. Pourtant, ce fut sans doute la plus belle journée en matière de cinéma depuis le début de ce Cannes 2013 ; enfin, a-t-on envie de dire, car jusqu’ici, la compétition n’avait pas tout à fait tenu ses promesses.

Avant d’en venir aux deux très gros morceaux de ce samedi, un mot sur Grand central de Rebecca Zlotowski. Histoire d’amour adultère et portrait d’une équipe s’occupant de l’entretien d’une centrale nucléaire, le film reproduit, avec plus d’ambition et de maîtrise, les qualités et les défauts de son précédent Belle épine.

Zlotowski aime peindre des environnements forts et y implanter des enjeux intimes, mais les deux ne s’interpénètrent jamais vraiment. Les séquences dans la centrale sont assez impressionnantes, reprenant des codes importés du thriller ou du film d’horreur, et la cinéaste y décrit avec précision cette communauté masculine tenue par des règles de sécurité draconiennes pour limiter l’exposition à la «dose» ; si l’un d’entre eux fait une erreur, c’est tout le groupe qui risque d’être touché.

En revanche, le versant histoire d’amour souffre d’un étrange angle mort : le personnage de Léa Seydoux, très mal dessiné, donne l’impression que Zlotowski s’est reposée sur le charisme — et la beauté — de son interprète pour lui donner un semblant d’épaisseur. Mais cela ne fonctionne pas, et on ne comprend ni pourquoi elle s’entiche du jeune ouvrier fougueux incarné par Tahar Rahim, ni pourquoi elle n’arrive pas vraiment à quitter son futur mari (Denis Ménochet). Le discours sur l’amour aussi toxique que les radiations nucléaires reste très théorique, et si Grand central est par moments fulgurant, c’est plus par sa capacité à immerger dans un environnement inédit à l’écran que par ses trajectoires romanesques.

La journée avait donc débuté avec le très attendu Jimmy P. d’Arnaud Desplechin. Après Un conte de Noël, qui achevait une formidable trilogie intime commencée avec Comment je me suis disputé et prolongée par Rois et reine, Desplechin a choisi de réinventer son cinéma en l’emmenant en Amérique dans les années 50. Jimmy P. raconte comment Georges Devereux, anthropologue et apprenti psychanalyste, est appelé par un hôpital spécialisé dans le traitement des victimes de guerre pour s’occuper de Jimmy Picard, un Indien souffrant de maux de tête revenant chroniquement depuis l’accident qu’il a connu lorsqu’il était mobilisé sur le front français.

Devereux comprend rapidement que le trouble de Picard n’est pas lié à la guerre, mais bien à sa vie d’avant, suite de traumas mal digérés tournant tous autour de figures féminines. Picard n’a rien d’un rustre ; il est intelligent, lettré, sensible, et il accepte très vite le principe de l’échange thérapeutique avec Devereux. En revanche, Devereux, malgré sa science, apparaît d’abord comme un type bizarre, excité et incontrôlable, à la vie et au passé d’autant plus chaotique qu’il semble l’avoir réécrit au cours de ses pérégrinations. À l’écran, c’est surtout la rencontre, improbable autant qu’évidente, entre deux acteurs infiniment généreux : Benicio Del Toro et Mathieu Amalric.

Ce qui frappe d’entrée dans Jimmy P., c’est à quel point Desplechin a choisi de faire un vrai film américain ; non pas en simplifiant son propos, mais en fluidifiant sa mise en scène et en raffinant ses images. La beauté plastique du film est impressionnante, inattendue, et Desplechin n’hésite pas à se confronter à quelques monstres américains, de Ford à Eastwood. Même quand il reprend sa grammaire si particulière — raccords dans l’axe, passage du réalisme à la théâtralité — il s’arrange toujours pour la rendre discrète, invisible. Il fallait au moins cela pour faire accepter un film qui, par ailleurs, choisit d’aborder avec le sérieux le plus strict le travail psychanalytique.

Desplechin y parvient car il est un des rares à savoir transformer la parole en action, ou plus exactement, à fondre la parole dans l’action. Un essayage de chapeaux ou un passage chez le coiffeur sont autant de moyens de faire entrer du spectacle dans ce qui est, avant tout, une série d’échanges verbaux. Mais Desplechin vise encore plus loin : l’humeur du film se calque sur les étapes de l’analyse. On passe ainsi de l’euphorie à l’abattement, de la confiance au scepticisme, de la joie à la douleur, au rythme des avancées — et des reculs, ceux-ci étant aussi, comme il est dit dans le film, des phases nécessaires pour reprendre le contrôle de soi — de Jimmy Picard.

Il faut donc suivre le cinéaste et ses personnages dans cette longue, complexe et méticuleuse introspection, aérée régulièrement par les scènes entre Devereux et sa maîtresse anglaise — Gina McKee — et les rechutes dans l’alcool de Picard. Mais ce qui nous attend au bout du chemin est d’une simplicité bouleversante : ce moment où deux individus que rien ne prédestinait à se rencontrer découvrent qu’ils sont unis par une même bienveillance, que l’éclosion de l’un est aussi la condition de l’accomplissement de l’autre. On en a versé quelques larmes.

Et cela aurait pu suffire à notre bonheur si les frères Coen n’avaient frappé un grand coup en fin de soirée avec Inside Llewin Davis, le meilleur film vu depuis le début du festival, haut la main. Ce qui est proprement extraordinaire, c’est que les Coen signent une de leurs œuvres les plus fortes sans pour autant sortir la grande forme d’un No country for old men ou d’un True grit. Inside Llewin Davis appartient à la veine de Barton Fink et A serious man — déjà deux monuments en soi — des films en forme de labyrinthes métaphysiques à la lisière de l’abstraction, même s’il s’en écarte par son allégresse et sa vivacité.

Llewin Davis (Oscar Isaac, une révélation) est un musicien folk vivotant dans les bars de Greenwich village en 1961. Un bon chanteur — la première scène, où il interprète in extenso un de ses morceaux, le pose sans ambiguïté — mais un raté intégral, qui semble prendre soin à foutre en l’air tout ce qu’il entreprend : sa carrière, ses maîtresses, ses rapports familiaux… Une dérouillée dans une ruelle torve et un réveil difficile dans une baraque cossue où il ne trouve rien de mieux à faire que de laisser échapper le chat de ses hôtes, suffisent aux Coen pour signifier le degré d’enlisement de ce soldat inconnu — et fictionnel — du folk.

La suite est irracontable, et de toute façon ne doit pas être racontée : après le classicisme relatif de True Grit, les Coen reviennent à leurs anti-structures complètement débridées et imprévisibles, où le récit semble pouvoir à tout moment bifurquer vers une nouvelle piste, avant de la transformer en impasse quelques minutes plus tard. Ils font ainsi entrer une multitude de personnages haut en couleurs dans l’errance de Llewin, qui tous le ramènent à sa faillite intime et sociale. Rien ne sert à rien, pourrait-il dire, mais il préfère résumer les choses ainsi : «Le monde se divise en deux catégories : ceux qui divisent le monde en deux catégories et…» ; il n’a pas le temps de terminer, c’est sa «copine» (Carey Mulligan) qui conclue à sa place : «Et les losers !». Tout est dit.

On l’a dit, Inside Llewin Davis est porté par une ambiance de comédie, avec des dialogues hilarants, des situations burlesques, de l’excès et de la truculence. Pourtant, c’est sans doute le film le plus déchirant des frères Coen. L’empathie qu’ils éprouvent pour leur anti-héros n’y est pas pour rien, mais cela tient aussi à la boucle étonnante qu’ils choisissent de donner au récit. Davis accomplit une révolution, mais celle-ci n’est rien d’autre qu’un tour complet autour de son propre vide existentiel, bloqué en mode repeat sur ses erreurs et ses aigreurs. Qu’a-t-il appris ? Qu’il ne le referait plus ? Même pas sûr. Pendant que lui tourne en rond, un autre accomplit une vraie révolution musicale ; la silhouette de Dylan apparaît dans le film, comme le double de Davis sortie d’une dimension parallèle qui s’appellerait la réalité.

Cet envoi quasi-cosmique fait irrémédiablement penser à Stanley Kubrick. Les Coen en sont les héritiers les plus fiables aujourd’hui, mais avec ce film aux apparences faussement mineures, ils apparaissent surtout comme des Kubrick de poche ou de proximité, capables de résumer l’univers et les interrogations philosophiques en observant la lente déglingue d’un chanteur de bar. C’est grandiose, car ce n’est jamais grandiose.

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