Cannes – Jour 10 : Bouquet final

"The Immigrant" de James Gray. "Only lovers left alive" de Jim Jarmusch. "La Vénus à la fourrure" de Roman Polanski.

Au moment où n’importe quel festivalier voit apparaître sur son visage des rides de fatigue qui le font ressembler à Bruce Dern dans Nebraska, il fallait pourtant se ressaisir d’urgence, car Thierry Frémaux, dans un hallucinant tir groupé final, avait placé en fin de compétition de très gros morceaux signés par de très grands cinéastes.

C’est d’ailleurs à l’aune de cette attente, pour le coup gigantesque, que The Immigrant de James Gray a déçu. Attention, tout de même… Gray, dont les quatre derniers films ont tous été présentés en compétition, y a systématiquement récolté les mêmes commentaires perplexes ou frustrés, avant que lesdits films, à leur sortie, ne reçoivent un accueil enthousiaste d’une presse ayant revu son jugement à la hausse, et de spectateurs qui ont l’avantage considérable de ne pas s’être empiffré 35 films en dix jours.

Mais la déception est soigneusement entretenue par Gray lui-même. En effet, The Immigrant part sur une piste qu’on identifie immédiatement comme coppolienne façon Parrain 2. Plan sur la statue de la liberté, raccord sur une file d’attente d’immigrés candidats à l’exil du côté d’Ellis Island dans les années 1920. La fresque pointe le bout de son nez, et c’est évidemment là où on espère Gray : dans une grande forme lyrique. Ce n’est pas du tout ce que sera The Immigrant, qui se renverse en drame tchekhovien ou en libre relecture de L’Idiot intervertissant les personnages principaux et secondaires. C’est comme si le cinéma de Gray, qui avait développé son versant juif, familial et mafieux de The Yards à Two Lovers, repartait de Little Odessa pour en suivre l’autre branche : celle de la Russie et des drames intimes.

Ewa (Marion Cotillard, grande comédienne, on le dit et le répète) débarque à Ellis Island de sa Pologne natale pour y vivre le rêve américain. Qui tourne vite au cauchemar : sa sœur est enfermée dans un hôpital pour soigner une tuberculose, et son sauveur est en fait un souteneur (Joaquim Phoenix) qui ne va pas tarder à en faire la favorite de sa «revue» sous le nom de Lady Liberty — goûtez l’ironie. Alors que la prostitution semble être sa seule voie pour collecter l’argent nécessaire afin que sa sœur la rejoigne, elle rencontre un magicien (Jeremy Renner), lointain cousin de son patron, qui tombe amoureuse d’elle et lui offrira peut-être une porte de sortie vers la liberté, la vraie.

Gray choisit donc l’intimisme pour raconter ce drôle de ménage à trois, où chacun possède une double facette : la pute est une sainte, le mac autoritaire est aussi un amoureux transi et le magicien jongle entre son identité publique et sa personnalité privée. Pointe la faille la plus évidente du récit : Renner / Orlando est un personnage curieusement en retrait, presque fonctionnel, loin de la profondeur psychologique et romanesque à laquelle Gray nous avait habitué — dommage, car l’acteur y livre une de ses meilleures prestations. On a beau s’extasier devant la photo sublime de Darius Khondji et applaudir l’élégance classique de la mise en scène de Gray, rien n’y fait : cet angle mort handicape l’émotion que l’on devrait ressentir face à l’écartèlement d’Ewa.

The Immigrant est donc un film qui ne se livre pas aisément au spectateur. Est-ce une qualité — celle de la subtilité, ou est-ce un défaut — celui de ne jamais arriver à dépasser sa théâtralité pour nous impliquer dans son récit ? Ou doit-on voir ici la limite — malgré lui — du cinéma de Gray : il ne peut pas faire plus ou mieux que ce film-là, dans les conditions économiques précaires avec lesquelles il tourne ses films. Gardons-nous d’un jugement définitif, donc, car The Immigrant pourrait bien être le Cosmopolis de Cannes 2013 : un film beaucoup trop exigeant pour une fin de festival qui demande, par nature, de lever un peu le pied sous peine de sombrer corps et âme dans la torpeur.

La démonstration de cet état de fait, c’est Jim Jarmusch qui l’a apportée avec son rafraîchissant Only lovers left alive. Alors que The Limits of control le montrait tournant en rond dans une bulle inaccessible faite d’autocitations et de lubies théoriques, ce nouveau film pose un Jarmusch assumant enfin ce que l’on murmurait tout bas à son propos : il n’est plus vraiment de ce monde — comprenez : il est devenu un anachronisme vivant et l’icône has been d’une certaine branchitude cinématographique. C’est exactement ce que sont ses deux héros : des vampires ayant tout lu, tout vu, tout bu et tout écouté, qui traînent la longueur de leur éternité sans espoir d’en voir la fin, et regardent avec un certain dégoût un XXIe siècle où les traces de la culture ont été effacées par cette putain de numérisation.

Only lovers left alive est donc un film de vieux con qui rumine la fin d’une époque et consput l’arrivée de la suivante. Mais c’est un vieux con jovial et plein d’autodérision, qui fait de ses deux vampires au croisement d’un groupe de rock et d’une pub The Kooples des amants de la nuit complémentaires : elle (Eve / Tilda Swinton, le plaisir faite actrice) est vive, souriante, pleine de verve et de tendresse ; lui (Adam / Tom Hiddleston) est rimbaldien, dépressif et suicidaire, et préfère se retirer du monde plutôt que de lui offrir ses talents de musicien en guise de confiture aux cochons. Jarmusch fait d’Adam une sorte de dernier rempart de l’analogique, de l’écrit et du vinyle, un collectionneur fétichiste qui ressemble beaucoup au réalisateur lui-même.

Gonflé, il balance ainsi au spectateur un name dropping complètement délirant où scientifiques, rockers et écrivains se télescopent dans un joyeux foutoir, organisé avec une neurasthénie qui serait la version vieillissante du cool jarmuschien. Alors que tout pourrait contribuer à faire verser le film dans le fossé, on s’amuse au contraire énormément à cette farce qui n’a peur de rien, comme lors de ces fantastiques scènes de comédie où Mia Wasikowska entre en scène et se transforme en vampirette post-Twilight, échappée de L.A («la capitale des zombies», c’est-à-dire des humains, comme il est dit dans le film) pour atterrir à Detroit afin de venir faire chier sa sœur et son beauf avec ses downloads et ses envies de clubbeuses.

Difficile de résister à l’élégance avec laquelle Jarmusch emballe son film, entre spleen hipster et nostalgie d’une civilisation en voie d’extinction, tant il assure jusqu’au bout les outrances de son concept et le caractère très personnel de son discours. Enfin, avec un certain sens de l’humour, il faut souligner que Thierry Frémaux aura ouvert le festival et conclut la compétition avec deux films qui, à leur manière, convoque Daisy Buchanan dans leur récit. On va voir que ce n’est pas la seule surprise qu’il a réservée aux festivaliers dans la dernière ligne droite.

Rappel historique de l’an passé. Dernier film projeté le dernier jour à la presse en 2012 : Mud. Un classique instantané. Retour au présent. Dernier film projeté le dernier jour à la presse en 2013 : La Vénus à la fourrure de Roman Polanski. Palme instantanée. On prend des risques en disant cela, alors que tout le monde semble avoir accordé ses violons pour couronner La Vie d’Adèle. Mais quand un des plus grands cinéastes du monde réalise un film qui, sous ses atours mineurs, synthétise tout son cinéma, procure un plaisir immédiat et s’offre environ dix lectures possibles, toutes passionnantes, ça porte un nom : un chef-d’œuvre tardif. Tardif ne veut dire ni crépusculaire, ni arthritique ; il veut dire qu’on ne l’espérait plus, et qu’il passe après des œuvres qui témoignaient d’une ambition amoindrie pour Polanski. Thriller à la Hitchcock (The Ghost writer) où jeu de massacre sociétal (Carnage) : Polanski déclinait son savoir-faire avec brio mais semblait aussi prendre acte que Le Pianiste (Palme d’or, hé, hé) avait marqué le sommet de sa carrière.

C’est peut-être aberrant, mais La Vénus à la fourrure, tourné en quatre semaines dans un décor unique — un théâtre — avec deux acteurs seulement, résume bien plus l’œuvre de Polanski que ledit Pianiste, qui en fournissait avant tout la clé de lecture historique. L’argument est simplissime : un auteur a écrit une pièce inspirée de La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch et décide de la mettre en scène lui-même. Il organise le casting pour trouver sa comédienne principale, et alors qu’il va baisser les bras après une journée à voir défiler des starlettes décérébrées, il voit débarquer Vanda, qui se dit en retard mais dont le nom n’apparaît pas sur le planning. Thomas pense d’abord perdre son temps avec cette fille vulgaire et un peu conne, qui pense que le roman est un porno SM et qui s’exprime avec un slang de djeun’s ridicule ; mais dès qu’elle se met à jouer, quelque chose d’intense se passe qui s’appelle la justesse. Et l’essai va se poursuivre, Thomas prenant le rôle masculin, et Vanda s’identifiant totalement à l’autre Vanda, celle de la fiction, au point de transformer ce récit de domination en un jeu de rôle qui vient mettre à mal le pouvoir du metteur en scène et de l’homme en face d’elle.

Le plaisir, c’est d’abord celui de deux grands comédiens qui s’amusent avec un texte qui autorise toutes les ruptures de jeu et tous les faux-semblants. De la réalité à la fiction et retour, mais aussi dans un trouble latent où l’on se demande quand le jeu de rôle a vraiment commencé. La paranoïa, premier thème hautement polanskien, y trouve une nouvelle acception : où et pourquoi y a-t-il complot, alors que tout cela se déroule dans un vase clos et que l’enjeu principal n’est dans le fond qu’une pièce de théâtre ? Au fil du temps, c’est un autre trouble qui apparaît : Amalric finit par ressembler terriblement à Polanski lui-même ; en face, c’est la propre épouse du réalisateur, Emmanuelle Seigner, qui se plaît à le maltraiter et à contester son autorité d’auteur et de mâle. Là, c’est Lunes de fiel qui fait un petit retour à l’écran, et on commence à sentir comme un vertige. Ensuite, et on s’en tiendra là car on ne veut pas en révéler plus, c’est toute la filmo de Polanski qui défile, avec en point d’orgue un twist identitaire façon Le Locataire qui achève de nous faire perdre tout repère entre réalité, fiction et autobiographie.

Mais surtout, surtout, dans ce film dément, dément à un point lui-même dément, le cinéaste Polanski lâche alors les chiens de sa mise en scène pour un final opératique qui n’a plus rien à voir avec la petite forme du début. Comme Inside Llewin Davis — les Coen sont de grands polanskiens, et Polanski lui-même les a adoubés à Cannes en multiprimant leur génial Barton FinkLa Vénus à la fourrure est un faux film mineur cachant un grand film-monde, où l’idée même de mise en scène est au cœur de tous ses éléments. Une déclaration d’amour aux femmes, aux acteurs, au théâtre et au cinéma qui nous a explosé à la gueule, nous laissant médusés, admiratifs et sidérés. On se pincerait presque pour croire que le festival s’achève avec un tel film, qui est venu combler notre attente secrète : être à la fois une surprise, un aboutissement et une ouverture. Vivement la Palme !

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