Lumière 2013, jour 4. Les lendemains qui déchantent

Chronique Morave de Vojtech Jasny. Cœurs d’occasion de Hal Ashby. Mise à sac d’Alain Cavalier.

Ce cinquième festival Lumière s’avère définitivement un excellent cru, qui aura juste été gâché par les miasmes automnaux. On en a fait les frais mais, si l’on en croit les quintes de toux et autres éternuements entendus tout au long des projections, ils n’auront pas épargné grand monde. Du coup, on allège un peu le programme des derniers jours, histoire d’aller au bout en un seul morceau — et surtout, d’être frais pour un des très gros morceaux de l’édition, l’avant-première française du dernier Miyazaki.

La quatrième journée du festival avait débuté avec une des «raretés» siglées comme telle dans le programme : Chronique morave du Tchèque Vojtech Jasny. Jasny est surtout connu pour un autre film, Un soir un chat, emblématique d’une nouvelle vague tchèque qui est aussi une source inépuisable de redécouvertes passionnantes. Chronique morave est effectivement une œuvre très ambitieuse, qui accompagne une dizaine de personnages dans un petit village entre 1945 et 1958, c’est-à-dire au moment de la collectivisation forcée des terres.

Tourné durant une brève période de relâchement de la censure communiste en 1968, le film n’hésite pas à fustiger les échecs du système soviétique, en montrant l’éclatement d’une communauté d’abord soudée par l’expérience de la guerre. Au départ, tous tiennent des fonctions très précises, que leur surnom souligne : la veuve joyeuse, l’organiste Notrepère, le fermier Frantisek… La première période, qui débute par une chorale dans une église louant l’arrivée des chars rouges et s’achève par un magnifique lever de soleil où l’ensemble des personnages se réveillent et avancent hagards vers la caméra, pose un éden déjà précaire, où les enfants jouent avec des armes à feu et où la petite troupe s’amuse à faire sauter une mine dans une carrière déserte.

Au fil des saisons puis des années, c’est à un autre type d’explosion que l’on va assister, celle de la fraternité villageoise. Entre ceux qui vont se mettre du côté des autorités staliniennes pour mettre en application les dogmes socialistes et ceux qui, voyant l’impasse dans laquelle tout cela conduit, vont tenter d’y résister, Jasny tire des lignes d’une infinie violence. Mais il le fait un eu à la manière de Kusturica dans Underground : en abreuvant son film de musique et de folklore, en peignant les coutumes d’une micro-société qui s’accroche tant bien que mal à ses racines face au réformisme qu’on veut lui imposer. Sans parler des nombreuses embardées oniriques qu’il s’autorise, typiques du cinéma tchèque, comme cette épouse juive déportée dans les camps nazis qui revient hanter son mari, inconsolable malgré ses fréquentes virées éthyliques dans les auberges et sexuelles dans le lit des aubergistes. Ou cette mort qui rode et frappe tous ceux qui séduisent la «veuve joyeuse», rousse magnifique et maudite. Là encore, Jasny utilise à plein les pouvoirs de la mise en scène, en illustrant les trépas par des gros plans aux ralentis saccadés, qu’il peut conclure par des visions puissantes — la plus forte : un homme terrassé et recouvert de plumes d’oie.

Chronique morave désigne clairement ses salauds, collaborateurs opportunistes et lâches, mais se désigne aussi un héros : Frantisek, sorte de Viggo Mortensen tchèque qui plie mais ne rompt pas face aux brimades et humiliations, constatant le désastre de la collectivisation et se sacrifiant pour tenter, en vain, de rendre à la communauté un semblant de prospérité. Si le film s’achève par un épilogue annonçant, peut-être, des lendemains meilleurs, Jasny semble aussi sentir que tout cela ne durera pas ; la post-production du film terminée, le Printemps de Prague était déjà enterré et avec lui l’espoir d’un communisme démocratique.

La fonction du festival Lumière est certes de faire redécouvrir des œuvres aussi méconnues que ce Chronique morave, mais ses grands axes visent surtout à réévaluer des cinéastes dont l’œuvre n’a pas encore trouvé sa juste place dans l’Histoire du cinéma. Ce n’est pas le cas de Bergman ou de Tarantino, mais la question se pose pour Hal Ashby. Les discussions cinéphiles autour d’Ashby pouvaient se résumer ainsi : s’agit-il d’un grand cinéaste mineur ou seulement d’un modeste artisan qui a bénéficié d’une période, le Nouvel Hollywood, laissant aux metteurs en scène une marge créative inédite, les poussant ainsi à se transcender ? La vision de Cœurs d’occasion, film tardif (1981) et totalement oublié, a tendance à complexifier encore le débat. C’est une œuvre très très mineure, plutôt mal fagotée, qui semble reprendre les thèmes chers à Ashby — le goût de la marginalité débraillée et des losers exubérants — sous la forme d’une pantalonnade réjouissante un temps, assez répétitive et épuisante sur la longueur.

Complètement farfelu, Cœurs d’occasion montre comment un pauvre type poursuivi par la poisse, Loyal, se marie un soir d’ivresse avec Dinette, une chanteuse country sans grand talent qui n’a qu’une obsession, récupérer la garde de ses trois enfants. S’ensuit un périple à travers le sud des États-Unis où la famille recomposée va d’embûches en embûches, ce qui, au lieu de la désunir, va lui donner une raison d’exister.

La mise en scène est assez hasardeuse, parfois inspirée — la longue séquence chez les beaux-parents, où Ashby adopte le plan large pour enregistrer le foutoir ambiant — parfois terriblement plate — d’interminables échanges en champ contrechamp, ou encore l’utilisation envahissante de la musique qui débarque n’importe quand n’importe comment. Par ailleurs, le film, pourtant à la recherche d’un mouvement perpétuel, semble faire du surplace et certaines idées, comme ce pédophile qui abuse d’un des enfants, sont laissées scandaleusement en jachère par le scénario.

Ce drôle d’objet, visiblement accouché dans la douleur, possède toutefois un vrai centre d’intérêt : l’acteur Robert Blake, comédien mythique ici pris en flagrant délit de cabotinage délirant. Blake, qui commença sa carrière en tant qu’assassin de fiction dans De sang froid et la termina en tant qu’assassin de sa femme dans la réalité, bouge dans tous les sens, grimace, sue, éructe, composant un personnage borderline, dont on ne sait jamais s’il est un peu attardé ou carrément névrotique. Face à lui, Barbra Harris a du mal à donner le change, tant son partenaire bouffe en permanence l’écran, produisant à lui seul un effet de saturation qui déteint sur le film dans son entier.

En tout cas, si on ne sait trop où situer Ashby dans le cinéma américain des années 70 — un peu Altman, un peu Hopper, si tant est qu’on puisse le rattacher à quoi que ce soit — la vision de Cœurs d’occasion prouve qu’un cinéaste d’aujourd’hui a manifestement beaucoup aimé ses films et ne se prive pas pour s’inscrire dans sa lignée : David O’Russell, dont les deux derniers opus, Fighter et Happiness Therapy, n’hésitent pas à retrouver le goût des losers pathétiques et flamboyants chers à Ashby, que ce soit sur le mode du drame ou sur celui de la comédie. Est-ce un hasard si son prochain film, American Hustler, se déroule dans les années 70, époque bénie où le cinéma de Ashby a offert ses plus beaux feux ? On verra ça en début d'année prochaine…

Le choc de la journée, ce fut la projection de Mise à sac d’Alain Cavalier, en sa présence modeste et élégante, comme cet immense cinéaste nous y a habitué. Mise à sac est son troisième film, et il montre à quel point la carrière de Cavalier est riche et complexe, pleine de chemins de traverse et de déviations inattendues. Ici, il s’empare d’un polar de Richard Starck (alias Donald Westlake) qu’il transpose, avec la collaboration de Claude Sautet au scénario, entre Lyon et la Maurienne. Georges (Michel Constantin, le plus badass des comédiens français), cambrioleur chevronné, est contacté par Edgar pour monter un plan audacieux : faire un casse à l’échelle d’une ville toute entière, dont la prospérité repose sur une usine qui fournit du travail à la quasi-totalité de la population. D’abord réticent, Georges finit par monter une équipe avec qui il prépare minutieusement ce hold-up géant.

La minutie, c’est aussi celle de la mise en scène de Cavalier. Dans Mise à sac, tout relève de l’horlogerie la plus fine, du geste précis et de l’action franche. En cela, il s’inscrit dans une superbe continuité avec deux autres grands films de casse français, Du rififi chez les hommes et Le Cercle rouge. La richesse de la photo (signée Pierre Lhomme) et du son (un travail de sound design très en avance sur son temps) donnent une ampleur paradoxale à une œuvre par ailleurs très sèche, qui retient toutes les leçons de la série B et du film noir américain tout en n’oubliant jamais d’être profondément français.

Ainsi, Cavalier truffe les scènes de détails purement quotidiens qui, loin de venir entraver l’efficacité du film, la renforce. Parfois, c’est une séquence entière qui semble ne servir à rien d’autre qu’à conférer une épaisseur à des personnages qui se doivent pourtant de rester opaques, comme cette rencontre entre Georges et une prostituée lyonnaise — elle a l’accent, même s’il est un peu suisse aussi — qu’il découvre au matin chez Edgar. Si on était taquins, on pourrait même dire que Mise à sac est une sorte de version épurée de Reservoir dogs de Tarantino. Quelques détails poussent à la comparaison : les truands ne s’appellent pas par des noms de couleur mais par de simples lettres de l’alphabet ; et, tout comme Mister Brown commettait une seule erreur, fatale, en donnant son vrai prénom au traître Mister Orange à l’agonie, c’est aussi un bref moment d’humanité qui va provoquer l’échec du casse, comme si les sentiments, la compassion et l’amour n’avaient aucune place dans la mécanique du crime organisé.

Dans ce monde d’hommes se glissent deux femmes : la première provoque lors de son apparition à l’écran une émotion intense chez le connaisseur de l’œuvre de Cavalier ; c’est Irène Tunc, cette Irène à qui le cinéaste consacrera un de ses films les plus puissants, et dont le destin tragique était à l’origine de son premier one man film, Ce répondeur ne prend pas de messages. Cavalier n’a pas menti sur la beauté insensée de cette actrice qui fut aussi son épouse, et le film lui-même en prend acte, lui donnant un rôle de femme fatale au sens strict du terme — là encore, la manière dont Mise à sac réinvente les archétypes du film noir américain en les plongeant dans la réalité ordinaire de la France gaulliste est assez unique. La seconde, à l’inverse, n’est qu’un fantôme, dont le souvenir remonte à la surface dans le dernier acte, et qui lui aussi va venir gripper la machine et plonger les personnages dans la tragédie.

Dernier motif d’enthousiasme : le sous-texte politique du film. Plutôt que de voler une ville, il s’agit dans Mise à sac avant tout de voler l’argent d’un patron sans scrupule, sorte d’esclavagiste moderne capable de régner sur une bourgade par la seule puissance de son usine. Sans jamais revendiquer quoi que ce soit, les braqueurs accomplissent un fantasme en vogue à l’époque : se libérer de l’emprise du travail en en dérobant les fruits. Nous sommes à la veille de mai 68, et le film semble annoncer le grand désordre qui va l’accompagner. La fin, qui tient autant des codes propres au film noir que d’un accès terrible de lucidité, laisse toutefois entendre que la Révolution n’est pas pour demain…

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