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Quand on arrive en livre !

Berlinale 2014, jour 4. L'ombre de Terrence.

Things people do de Saar Klein. The Better angels de A. J. Edwards. In order of disappearance de Hans-Peter Molland. Aimer, boire et chanter d’Alain Resnais.

On est déjà au milieu de notre Berlinale et plusieurs constats s’imposent. D’abord, la compétition est éclectique, et les deux exemples qui vont suivre dans notre billet du jour vont le prouver. Ensuite, le festival est de bonne facture. Si on le compare au voisin cannois, il connaît moins de très hauts, mais aussi moins de bas — peut-être passe-t-on à travers les gouttes et faisons-nous des choix judicieux dans son gargantuesque programme. Enfin, il fait une météo superbe à Berlin, et c’est la meilleure surprise de la semaine. Si on avait le temps — mais à cinq films par jour, c’est mission impossible — on irait bien flâner dans la ville, profiter du séjour… Allez, boulot, boulot, menuise, menuise ; il faut parler des films qui s’accumulent dangereusement au fil des jours.

Deux héritages malickiens

À chaque festival international, la même question se pose : y verra-t-on un nouveau film de Terrence Malick ? Le maître en a trois sur le feu, et Berlin n’aura pas eu la primeur de son Knight of cups, dont on ne sait trop dans quelles ornières de montage il a pu tomber.

Pas de Malick en compétition donc, mais le panorama du festival a fait planer son ombre tutélaire au-dessus de deux films : Things people do de Saar Klein et The Better angels d’A. J. Edwards. Ce n’est pas un hasard car tous les deux — qui signent ici leurs premiers films — ont fait leurs armes comme monteurs de Malick, par ailleurs coproducteur de The Better angels. Vu le résultat, travailler avec l’immense Terrence n’est pas simple pour ensuite se construire une identité de cinéaste débarrassée de ce qui a fait sa marque… Dans le cas de Things people do, l’influence malickienne est présente dans cette manière de suspendre l’action pour filmer, en toute liberté, des enfants en contrejour avec une caméra en apesanteur, ou destructurer le montage pour créer des effets de flottements temporels. Cela étant, ce genre de gimmicks sont aussi des clichés d’un certain cinéma indépendant — qu’on se souvienne des Amants du Texas, pénible sundancerie présentée à la Semaine de la critique cannoise, où on trouvait des effets du même ordre — et Things people do en recycle quelques autres.

Le film n’est pas terrible du tout, même si il y a ça et là quelques bonnes idées. En racontant la descente aux enfers de Bill, agent d’assurance qui perd son emploi, le cache à sa famille et finit par sombrer dans le banditisme pour trouver de l’argent et sauver sa maison menacée de saisie par la banque, Saar Klein montre le cauchemar de la classe moyenne américaine après la crise financière : le déclassement qui conduit à la destruction de la cellule familiale et la perte de la propriété. Ce contenu, très politique, est torpillé par une assez mauvaise décision : celle de faire entrer dans le jeu un flic déprimé, qui se ronge de ne pas pouvoir tenir son rôle de père et qui va sympathiser avec le protagoniste jusqu’à excuser ses actes. Personnage taillé à la serpe, comme la plupart des seconds rôles, qui handicape lourdement l’avancée d’un récit lui-même parasité par les affèteries décrites plus haut.

Saar Klein arrive toutefois à capter quelques pulsions dérangeantes. Bill, plutôt taciturne, effacé et inconséquent au départ, se révèle dans le crime et finit même par retrouver un appétit de vie qui culmine dans une surprenante scène de sexe avec son épouse, elle aussi étonnée de ce regain de libido. On est content d’ailleurs de revoir dans un beau rôle la géniale Vinessa Shaw, immortalisée par James Gray dans Two lovers. Mais c’est à peu près tout…

Bien plus intéressant — et même très beau — The Better angels est pourtant plus problématique dans son rapport avec le cinéma de Malick. C’est simple : on pourrait croire à une pure et simple copie en noir et blanc, tant le film est à ce détail près absolument conforme à l’esthétique du cinéaste de Tree of life : voix-off méditative, narration fragmentée, recherche constante de l’instant de vérité au détriment d’une construction classique des séquences. Sans parler des innombrables plans de nature et d’animaux, la faune et la flore du film n’ayant rien à envier à celles de La Ligne rouge ou d’À la merveille… On a le droit de trouver ridicule la manière dont A. J. Edwards singe son modèle, comme certains peintres se contentaient de suivre les traces des maîtres dans les écoles de peinture italienne à la Renaissance.

Mais The Better angels vaut mieux que cela. D’abord, parce que le style malickien est greffé sur un sujet inattendu : la jeunesse d’Abraham Lincoln entre 9 et 12 ans, et notamment le moment où la deuxième épouse de son père va le pousser à sortir des bois où il a grandi pour entreprendre des études, sentant le potentiel du gamin. Dans le film, Lincoln est simplement nommé «Abe», et seuls le prologue et l’épilogue tracent des perspectives sur son destin exceptionnel : d’abord, quelques plans sur la Maison Blanche ; enfin, l’évocation de l’attentat qui lui a coûté la vie. Pas de reconstitution toutefois. L’idée brillante d’Edwards consiste à filmer l’enfance de Lincoln dans un pur présent, aidé par l’intemporalité du décor. En cela, The Better angels fournit peut-être la première proposition crédible d’anti-biopic, puisqu’il casse toute tentative d’explication causale, se contentant d’enregistrer des événements sans les lester d’un commentaire rétrospectif.

Lincoln est rendu à sa singularité, pris dans des séquences d’une extrême quotidienneté : labourer un champ, jouer à une sorte de cache-cache avec son cousin — narrateur de l’histoire — se baigner dans un fleuve… Le film pose aussi la question de l’éducation sans en faire un discours : là où Abe aurait pu emprunter la voie d’un atavisme familial qui l’aurait conduit à être bûcheron ou paysans, ses aptitudes à l’éducation lui permettent d’échapper à un destin et à s’en tracer un autre, laissé soigneusement hors champ.

Le film fourmille de séquences fulgurantes : la mort de la mère, résumée en quelques fragments de plans pudiques, les scènes d’école, où Edwards arrive par la grâce de son montage à faire ressentir ce qu’apprendre veut dire… Et, le temps d’une scène remarquable, le cinéaste évoque même sans jamais forcer la note le grand combat de Lincoln. Alors qu’il traverse la forêt, Abe voit passer une chaîne d’esclaves. Cela dure quelques secondes, et Edwards arrive si bien à épouser le regard, à la fois intrigué et effrayé, de l’enfant, que l’on comprend ce que cette vision — car ce n’est qu’une vision, pas encore une révolte ou un discours — peut avoir de traumatique et donc de décisif pour celui qui deviendra, des années après, Président des États-Unis. Dans un biopic classique, la séquence serait isolée, soulignée par le montage ou la musique ; ici, elle est prise dans le flux des événements, et c’est bien le spectateur seul qui travaille à en mesurer l’importance historique.

Un justicier dans la neige

Retour à la compétition, donc. Tout à fait insaisissable, entre gestes radicaux — et rebutants, même si l’infâme Kreutzweg a pour l’instant rallié la majorité des suffrages, ce qui nous afflige un peu — et cinéma à la lisière du mainstream pur et simple. Ainsi de In order of disappearance du Norvégien Hans-Peter Molland, qui n’a pas, mais alors pas du tout, le profil d’un film présenté en compétition officielle dans un des plus grands festivals de cinéma du monde ! Cette série B à l’humour très noir démarre comme un vigilante movie — mais avec Stellan Skarsgard en Charles Bronson qui conduirait inlassablement un chasse-neige ! puis bifurque ensuite dans des directions plutôt inattendues, le polar étant sans arrêt contrebalancé par des apartés grinçants sur la culture norvégienne et ses spécificités, généralement raillées par les autres nationalités — suédoise, danoise ou serbe — du film.

Dès le dialogue expliquant qu’un pays froid et morne comme la Norvège a forcément besoin d’un État providence alors que les pays chauds se contentent d’une banane et de farniente, on se dit que Molland a choisi son camp : celui, façon Tarantino première manière, qui consiste à tout ramener à de la pure quotidienneté. Le film est donc truffé de gimmicks burlesques — à chaque mort, et Dieu sait qu’il y en a, le nom du personnage s’affiche sur un carton avec au-dessus un symbole mortuaire conforme à sa religion — et de détails grotesques.

Alors que Skarsgard, en père effondré par l’assassinat de son fils et avide de revanche, garde relativement les pieds sur terre, autour de lui s’agite un carnaval de personnages tous plus débiles les uns que les autres. Le meilleur ? Le grand méchant, qui se fait appeler «le duc» — comme dans le Ghost dog de Jarmusch, les surnoms des gangsters deviennent matière à dissertation — un maniaco-dépressif englué dans un divorce sans fin avec sa femme qui clame fièrement qu’il est végétarien et fait la leçon à ses gardes du corps pour qu’ils n’oublient pas de donner à son gamin ses cinq fruits et légumes par jour. L’oncle retiré du business, dont la nouvelle femme asiatique est adepte du feng shui, où le boss serbe campé par un Bruno Ganz en roue libre, sont autant de figures venant s’incruster dans un récit joyeusement bordélique.

Hans-Peter Molland, qui n’est connu en France que pour un film culte récemment ressorti en DVD (Zero Kelvin) est en tout cas fidèle au cinéma de son pays, toujours d’une ironie mordante envers les mœurs locales. In order of disappearance n’a certes rien d’un concurrent sérieux pour la récompense finale, mais il faut reconnaître qu’on s’est bien bidonné en le regardant.

La vieillesse n’est pas un naufrage

Il y a deux ans, lors de la présentation cannoise de Vous n’avez encore rien vu, on pensait avoir soldé pour de bon le compte d’Alain Resnais. Son cinéma s’enfonçait depuis quelques films dans le ressassement testamentaire et les dispositifs pesants, mais là, il semblait avoir atteint un point de non retour. Il ne faut jamais vendre la peau de l’ours… Du haut de ses 91 ans, Resnais retrouve avec Aimer, boire et chanter une inspiration qu’on ne lui soupçonnait plus.

Celle-ci est accouchée au forceps. La première demi-heure est particulièrement ingrate, du générique hideux aux décors outrageusement théâtraux, sans parler de ces moments, d’une laideur indiscutable, où les comédiens s’expriment en gros plan sur un fond de grille crayonnée en noir et blanc. Même la pièce d’Alan Ayckbourn que Resnais adapte ici avec Jean-Marie Besset met un peu de temps à dessiner ses enjeux — quelques notables du comté de York montent une pièce de théâtre et apprennent que leur camarade George Riley est atteint d’une maladie incurable et qu’il n’en a plus que pour six mois à vivre. Enfin, le cabotinage très très appuyé de Sabine Azéma n’est pas non plus un atout pour rentrer dans le film.

On a donc le sentiment d’assister à nouveau à une sorte de film de vieux ultime, étouffé sous une fantaisie qui ne semble amuser que son auteur. Mais quelque chose d’assez mystérieux se produit en cours de route : soudain, ces personnages qui jusque-là ressemblaient à des pions manipulés sur un plateau de théâtre, tantôt au naturel, tantôt dans la répétition du rôle qu’ils vont jouer sur une scène que l’on ne verra jamais, se mettent à vivre. Ou, plus exactement, tout ce qui n’apparaît pas à l’écran, tout ce qui est soigneusement laissé hors champ, finit par devenir à la fois le drame de leur vie et la source de leur joie.

Tous vont ainsi faire le point sur les mensonges et les frustrations qui ont émaillé leurs existences : infidélité, avortement et surtout ce temps qui passe, irrémédiablement, et qui les conduit à être spectateurs d’une jeunesse invisible mais qui les obsède. Celle de George, le condamné, dont on ne verra jamais le visage, mais qui soudain réveille chez toutes les femmes du film un désir éteint ou réfréné, et qui provoque chez les hommes des angoisses quant à leur capacité à plaire encore à celles qui partagent leur vie. Ou celle de la fille de Jack — impeccable Michel Vuillermoz, qu’on verrait bien repartir avec un prix d’interprétation masculine ici — qui s’éveille elle aussi au désir, mais qu’on ne verra qu’à peine plus dans le film…

Resnais s’offre même, dans le dernier et passionnant mouvement d’Aimer, boire et chanter, quelques beaux coups de théâtre qui vont venir ébranler son dispositif, au départ très rigide : alors qu’on se tenait jusqu’ici uniquement dans les jardins et vérandas des protagonistes, on entre soudain chez eux, et les décors se font moins artificiels, les échelles changent, les lumières tirent vers l’expressionnisme… L’intimité qui se dévoile n’est pas qu’affaire de dialogue, elle devient aussi littéralement une irruption dans le foyer, et le vaudeville se teinte de quelques notes tragiques et mélodramatiques.

En bout de course, Resnais semble répondre aux critiques formulées sur Vous n’aviez encore rien vu, mais aussi aux louanges qui ont peut-être abusivement accompagné la dernière partie de son œuvre. On a dit de lui qu’il était éternellement jeune malgré son âge ; puis qu’en fait non, son cinéma avait vieilli avec lui… Malicieux, il propose avec Aimer, boire et chanter, un film sur la vieillesse, avec des vieux qui ont des problèmes de vieux et qui évoluent dans une esthétique elle aussi vieillotte. Mais de tout cela ne surgit aucune mélancolie, aucune amertume, aucune aigreur. À l’image de son titre, le film est porté par une énergie joyeuse et libre, sans jamais surjouer un jeunisme qu’à plusieurs reprises les personnages eux-mêmes s’interdisent et regardent avec dédain. On pourra certes gloser sur la scène finale, dire que Resnais prépare encore et toujours son grand départ en le répétant à l’écran… Ce serait faire une erreur, car ce film-là, plus que les précédents, appelle une suite, et sonne, aussi dingue que cela puisse paraître, plutôt comme un nouveau départ.

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