Berlinale 2015, jour 6. Le cinéma au futur antérieur.

« Under electric clouds » d’Alexei Guerman Jr. « Every thing will be fine » de Wim Wenders. « Selma » d’Ava Du Vernay. « Body » de Malgorzata Szumowska. « Angelica » de Mitchell Lichtenchtein.

Après une semaine de Berlinale et 25 films, on commence un peu à fatiguer. D’autant plus que les films ne font pas trop de cadeaux. À commencer par Under electric clouds d’Alexei Guerman Jr, présenté en compétition, épreuve assez rude à 9 heures du matin, sachant qu’en plus la durée annoncée (2h10) était largement sous-estimée d’une bonne dizaine de minutes supplémentaires.

Là n’est pas forcément la question car eût-il été plus court ou encore plus long, le film n’en aurait pas été plus facile à avaler, tellement il nécessite qu’on s’accroche en permanence à ce qui se passe à l’écran pour espérer — mais ce n’est pas une certitude — parvenir à en percer le sens. Présenté comme une fable se déroulant en 2017 — date symbolique du centenaire de la révolution soviétique — où une poignée de personnages se croisent autour d’une tour dont la construction a été arrêtée et dont l’architecte se serait suicidé de désespoir, Under electric clouds décline ensuite en chapitres les vies de ces hommes et de ces femmes qui, d’une manière ou d’une autre, sont liés à l’édifice. Le prologue pose en voix-off ce principe narratif et explique la situation ; on en sera gré à Guerman car ensuite, c’est un peu le démerdez-vous général pour se frayer un chemin dans le film.

Non seulement le dessin final n’est pas évident à piger — et encore moins à anticiper — mais chaque partie est elle-même particulièrement hermétique, largement à cause du style adopté par Guerman. Les personnages déambulent dans des espaces abandonnés, perdus dans le brouillard, accompagnés par des travellings latéraux qui viennent les attraper parfois de près, parfois de loin, parfois face caméra, parfois de dos… On a le sentiment que le cinéaste a mis en scène son film comme du théâtre contemporain en plein air  et sur une scène immense. Mais le texte des dialogues relève aussi de cette emphase-là : chaque réplique est une sentence définitive, dépourvue de toute quotidienneté, souvent obscure. Quant au sens des chapitres, là, c’est vraiment le foutoir… On prendra deux exemples : celui de l’immigré khirgiz qui découvre la langue russe en demandant de réparer sa radio, puis tue un serial killer qui s’attaquait aux femmes à coups de couteau ; et celui du jeune homme riche qui fait un long rêve récurrent dans lequel il se projette dans le futur — à moins qu’il ne retourne dans le passé… Bref, pas moyen de décrypter où le cinéaste veut en venir, sinon peindre une Russie au bord du gouffre, comme si la Zone de Stalker avait envahi tout l’espace et contaminée tous ses habitants.

Le film se complaît ainsi dans ses diverses couches allégoriques au point d’en perdre toute littéralité, tout contact avec la matière la plus élémentaire et triviale. Et si les images de Guerman sont parfois sidérantes, elles relèvent d’un modernisme cinématographique qu’on ne peut s’empêcher de trouver daté. Comme son (ex) compatriote Loznitza, Guerman ne fait dans le fond qu’actualiser les principes d’un Angelopoulos, dont les films ont défini un canon du cinéma d’auteur européen — lent, beau et chiant. Nul doute que dans cette longue fresque aussi ambitieuse qu’impénétrable, il y a des choses qui resteront longuement à l’esprit. Mais à la sortie de la projection, on était surtout heureux d’être allé jusqu’au bout — la salle s’était facilement vidée d’un tiers en cours de route !

Wenders : l’intime en 3D

Pas simple non plus d’aborder le dernier Wim Wenders, Everything will be fine. Drôle d’objet, à la fois passionnant et ennuyeux, qui cherche à être à la fois le film le plus intimiste qui soit et un prototype pour le cinéma du futur par son utilisation unique de la 3D. S’emparant d’un scénario signé par un Norvégien, Wenders le transpose du côté de Toronto avec un casting international — James Franco, Charlotte Gainsbourg, Marie-Josée Croze, Rachel MacAdams. L’histoire est donc très simple : un jeune écrivain partagé entre deux femmes écrase par accident un enfant et les conséquences de ce décès vont l’accompagner douze années durant, imprégnant sourdement son œuvre et son caractère, le poussant à se réfugier dans une coquille émotionnelle qui, à son tour, va bouleverser son entourage.

On est content de voir Wenders délaisser enfin ses réflexions philosophiques cheap sur l’image, la violence, le monde et la société, qui a plombé toute son œuvre de fiction depuis sa grande œuvre inaboutie, Jusqu’au bout du monde — dont la Berlinale montre, en hommage au cinéaste, la version director’s cut. À travers le personnage de James Franco, il renoue avec la figure de l’homme errant et désenchanté qui circulait dans ses plus grandes œuvres — d’Alice dans les villes aux Ailes du désir en passant, bien sûr, par Paris Texas. Surtout, il le place dans une situation romanesque où seuls les sentiments comptent, et ce retour d’un Wenders cherchant la nudité des êtres est une bonne nouvelle — Every thing will be fine est son meilleur film de fiction depuis des lustres.

À partir de là, il faut accepter les partis pris de cette œuvre murmurée, automnale et mélancolique, ses ellipses qui ne parviennent jamais à capturer totalement le passage du temps, ses dialogues tout en non-dits un peu volontaristes, son goût de la psychologie… Il faut aussi passer par-dessus une petite chape de plomb liée notamment à l’utilisation un brin pompière de la musique d’Alexandre Desplat. Mais le plus gros d’entre eux est sans conteste l’utilisation par Wenders de la 3D pour filmer ce récit bien peu spectaculaire, un choix étrange qui, en fin de compte, devient sa plus grande force.

La 3D, Wenders a pu l’expérimenter via le documentaire avec Pina, qui reste un des films les plus impressionnants ayant utilisé cette technologie. On sent qu’il a longuement médité sur les avantages et les inconvénients de la chose avant de se lancer dans Every thing will be fine, et c’est pour cela que le résultat est si fascinant, et par instants magnifiques. Pour Wenders, la 3D est un moyen de sculpter l’espace autour des personnages et, par conséquent, de redonner de l’importance aux corps et aux visages. Si certains plans sont tout bonnement jamais vus sur un écran — comme ce dialogue en split screen au téléphone où Franco et Gainsbourg semblent littéralement s’échapper des ténèbres, ou encore cette manière de revisiter le travelling compensé hitchcockien — c’est parfois la puissance d’un gros plan tout simple qui bouleverse. Ou une certaine manière de faire entrer de l’angoisse par un travelling arrière où le cadre de départ se perd dans de nombreux espaces qui surgissent sur les côtés de l’image.

Wenders invente ainsi une nouvelle grammaire cinématographique en travaillant non pas sur le coup de force, mais sur la douceur. Impossible de savoir ce qui, de l’ambiance enneigée et crépusculaire du film ou de cette utilisation inédite de la 3D participe le plus du climat cotonneux qui imbibe chaque seconde du film… En tout cas, il serait injuste de ne pas associer à cette réussite-là le chef opérateur Benoît Debie, peut-être le plus aventureux des directeurs photos contemporains — chez Du Welz, Noé ou Korine, et bientôt Gosling — et la responsable de la stéréographie Joséphine Derobe, qui avait déjà assistée Wenders sur Pina et qui prouve qu’en France, certains techniciens ont plusieurs longueurs d’avance sur Hollywood.

Selma : du bon cinéma à oscars

On va être bref sur Selma d’Ava Du Vernay, présenté en séance spéciale, alors qu’il concourt pour l’oscar du meilleur film cette année. Du Vernay retrace le combat de Martin Luther King pour que les noirs accèdent enfin à un réel droit de vote dans le Sud des Etats-Unis, négociant avec un Johnson intraitable puis passant à l’action à Selma, où il tente une mobilisation populaire et une marche historique pour faire plier les autorités inflexibles, notamment un gouverneur raciste incarné par un Tim Roth cabotin mais génial — la Berlinale aura vraiment marqué son grand retour sur les écrans après 600 miles.

Qu’on ne s’y trompe pas : Selma est une machine parfaitement rodée pour accumuler récompenses et louanges. Grand sujet, interprètes pénétrés par leur personnage (réel), à commencer par David Oyelowo, effectivement brillant, narration en béton armée (avec juste dix minutes de trop), mise en scène qui ne la ramène pas trop et cherche juste à servir le propos. Et il faut reconnaître qu’on se laisse prendre, plus en tout cas que — pour prendre deux désastres récents — lorsqu’on nous raconte la vie de James Brown ou celle de Stephen Hawking.

Déranger ou ne pas déranger

On sera bref aussi sur Body de la Polonaise Malgorzata Szumowska. Dans une compétition digne de ce nom, il faut toujours ce genre de cinéma clinique et entomologiste, et comme Ulrich Seidl ne tourne pas trois films par an — enfin, parfois, si ! il faut bien se rabattre sur ses épigones. Szumowska fait donc dans le plan fixe ricanant pour raconter comment un flic blasé et sa fille anorexique vont faire la connaissance d’une vieille fille, médium solitaire, qui va tenter de renouer le lien entre eux en les mettant en contact avec l’esprit de leur mère morte.

Comment se libérer de ses névroses et d’un corps devenu une prison, telle est la question posée par Body. Mais on aimerait qu’il en pose une autre : comment le faire dans un film qui, justement, fonctionne sur une mise en scène où le cadre enferme les personnages et les comédiens, privés de la liberté de jouer, contraints de respecter scrupuleusement les marques posées par la réalisatrice. Elle pense se sortir de ce paradoxe par l’humour : mais voir la medium dormir avec son chien comme si c’était son amant, ou des adolescentes anorexiques tenter de faire sortir un cri primal pour évacuer leur mal-être, c’est plus glauque que comique. Surtout, plus le film avance, plus il abandonne cette prétention de distance pour virer au drame, révélant ainsi la vanité du regard de Szumowska, cette façon de ne jamais s’impliquer dans ce qu’elle filme, position hautaine et arrogante qui traduit une peur, sinon une haine, de l’humanité qui, à force ne dérange même plus.

Terminons ce long billet par une bonne surprise : le nouveau film de Mitchell Litchtenstein, Angelica. On était sans nouvelle du cinéaste depuis son premier film, Teeth, étonnant film d’horreur narquois où une jeune fille découvrait que son vagin était doué d’une mâchoire. Litchtenstein, qui n’est pas pour rien le fils du célèbre peintre pop, enfonce le clou avec Angelica, mais il le fait dans un tout autre cadre : celui de l’Angleterre victorienne. Angelica, jeune actrice de théâtre, est appelée au chevet de sa mère Constance, qui se dit mourrante. Celle-ci va lui révéler la vérité sur son père, qui n’a pas «disparu» comme elle l’a toujours prétendu… Commence alors un long flashback où Constance rencontre un séduisant docteur d’origine italienne. Coup de foudre, romance, mariage, lune de miel, et la voilà enceinte. Mais l’accouchement se passe mal, et un prêtre particulièrement rigide lui interdit à l’avenir d’avoir d’autres enfants, et donc de coucher avec son mari.

Litchtenstein revient donc sur les lieux de son crime : ici, le vagin n’a pas de dents, mais il reste un lieu dangereux, non pas pour l’homme, mais pour la femme. Et, par une extension fantastique d’une intrigue toujours surprenante, pour l’enfant… Car Angelica pense que toute intrusion dans son intimité aura des conséquences sur la santé d’Angelica, comme si le cordon ombilical n’avait jamais été totalement coupé entre elles. Dans une scène démente, son mari, écumant de frustration sexuelle, lui demande de lui tailler une pipe. Elle s’exécute mais commence à suffoquer — le manque de pratique, sans doute — puis entend Angelica tousser dans son berceau. Il ne lui en faudra pas plus pour penser qu’il y a un lien entre les deux. Celui-ci prendra une forme surprenante, et Litchtenstein fera une utilisation magistrale et surtout cinématographiquement splendide des effets spéciaux pour matérialiser la menace qui pèse sur Angelica et sa mère.

C’est cette collusion entre le gothique anglais et le cinéma d’horreur contemporain qui séduit dans Angelica. Par exemple, la photo de Dick Pope, chef op’ attitré de Mike Leigh, est très belle mais jamais assujettie aux codes du cinéma d’époque, refusant la stylisation à outrance — l’inverse de son travail sur Mr Turner, donc. Surtout, Litchtenstein fait peu à peu entrer des éléments totalement baroques, sinon camp, dans son film : d’abord cette visite dans un laboratoire où l’on pratique la vivisection, visions d’horreur parfaitement assumées à l’écran ; puis, passant de l’allusion et de la suggestion à la représentation frontale, un coïtus interruptus d’une brutalité bien peu victorienne. Angelica, c’est l’inverse de Body : dans un film ouvertement narratif, presque mainstream, le cinéaste fait entrer le malaise insidieusement. Et parvient, lui, à déranger authentiquement.

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