Inherent Vice

En adaptant "Vice caché" de l’immense Thomas Pynchon, Paul Thomas Anderson prouve, après "The Master", qu’il n’aime rien tant qu’aller à l’encontre de sa maîtrise, éprouvée et incontestable. De fait, ce polar pop, enfumé et digressif est un plaisir intense, où il est avant tout question de jeu, dans tous les sens du terme. Christophe Chabert

Quelque part dans les volutes de la Californie psychédélique au début des années 70, Doc Sportello semble sortir d’un rêve évaporé lorsqu’il voit surgir chez lui son ex-petite amie, Shasta Fay, qui lui annonce qu’elle est tombée amoureuse d’un richissime promoteur immobilier — marié — et dont elle soupçonne qu’on ourdit un complot contre lui. Sportello, qui exerce la fonction de détective privé, décide d’enquêter, moitié par amour envers cette fille qu’il n’arrive pas à s’enlever de la tête, moitié par curiosité professionnelle envers un monde bien éloigné de celui de la contre-culture beatnik, adepte de drogues et de nonchalance cool, dans lequel il baigne.

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Raconté comme ça, le point de départ d’Inherent Vice rappelle inévitablement les romans noirs de Raymond Chandler, ainsi que ses relectures iconoclastes par Robert Altman — Le Privé — ou les frères Coen — The Big Lebowski. Sauf que Paul Thomas Anderson n’adapte pas l’auteur du Grand Sommeil, mais un autre immense romancier américain, Thomas Pynchon. Et si Vice caché se nourrissait de cette mythologie propre à la littérature criminelle, il la cabossait par un réflexe hautement pop où une profusion de personnages, d’intrigues et de digressions trimballaient le récit dans des flots chaotiques et une confusion savamment entretenue.

In dope they trust

Que Paul Thomas Anderson, dont la maîtrise incontestable a déjà donné lieu à deux films parfaits — Magnolia et There Will Be Blood — ait souhaité mettre en images un matériau aussi difficile à dompter, n’est une surprise que pour ceux qui n’avaient pas pris la mesure de la révolution initiée avec The Master. Arrivé à un sommet kubrickien prématuré, le cinéaste semble aujourd’hui chercher à se mettre lui-même en déroute en empruntant des sentiers sauvages et sans balises, laissant entrer la folie et le hasard tout en essayant de les dominer.

Dans Inherent Vice, cela se traduit par un désir de laisser la séquence prendre le pas sur la structure, de privilégier les parties sur le tout. Une fois abandonné l’espoir de voir le film se dérouler selon une logique scénaristique classique — ce qui sera plus aisé pour les lecteurs de Pynchon que pour les fidèles d’Anderson — il y a un plaisir fabuleux à s’abandonner à ce qui ressemble à une suite ininterrompue de morceaux de bravoure, tout en se laissant envoûter par une langue distillée en in par des dialogues d’une intense verve comique et en off par un personnage dont la fonction reste mystérieuse, mi-narratrice des états d’âme de Sportello, mi-poétesse mélancolique d’une époque en train de disparaître.

La manière dont Anderson fait surgir ses personnages principaux, secondaires et même parfois anecdotiques au gré des pérégrinations de Sportello, participe du même principe où tout semble se dérouler dans un culte du présent synchrone avec cette Amérique hédoniste, dépeinte sans révérence, fétichisation ou reconstitution servile. La preuve : quand le souvenir d’une rupture sous la pluie vient s’intercaler dans le récit, la scène n’est nimbée d’aucun effet nostalgique, elle semble se fondre dans le flux vivant et continu de la mise en scène. Elle se plie surtout à la grande figure stylistique du film : le plan-séquence, qui n’est pas là pour souligner la virtuosité d’Anderson derrière sa caméra, mais pour laisser de l’espace aux acteurs et de la place pour l’incertitude.

Du vice à la vertu

Si Joaquin Phoenix en Doc Sportello arrive à nouveau à surprendre, révélant un potentiel comique qu’il n’avait jamais osé explorer jusqu’ici, arborant d’improbables coupes de cheveux et ponctuant ses répliques de «hu, hu» désopilants, le reste du casting, particulièrement brillant, exalte ce plaisir contagieux du jeu pur, de la composition burlesque et du lâcher prise spectaculaire.

C’est le cas de Josh Brolin, flic rigide et anti-hippies, nemesis de Sportello par jalousie autant que par routine dont on oublie instantanément tous les faux-pas récents ; mais c’est aussi valable pour Owen Wilson, en surfeur contestataire et instrumentalisé, ou pour le revenant Martin Short, dentiste camé et vieillissant accroc aux très jeunes femmes. Tous conduisent le film comme un véhicule sans frein sur une pente raide, dont l’acmé consiste justement en une virée en bagnole sous cocaïne où Anderson manifeste une jouissance palpable à laisser son œuvre partir en vrille, comme on testerait ses limites et son envie de liberté.

Le titre, Inherent Vice, est en soi un manifeste de ce désir de franchir la ligne jaune : il désigne un défaut intrinsèque à une construction, qui ne l’empêche pas de fonctionner mais qui le menace de destruction. Le film repose lui aussi sur ce «vice caché», et c’est en fin de compte cela qui lui confère sa cohérence. De Sportello à Coy le surfeur en passant par le flic Bigfoot, tous vivent sur des histoires d’amour ébréchées et usées qu’ils tentent de raccommoder : cette Fay en fuite pour Sportello, la femme de Coy, dont il a été séparé de force, et même celle de Bigfoot, voix de la raison qui lui permet de sortir de son obsession contre son meilleur ennemi.

Dans une des plus belles scènes jamais tournées par Anderson, un bref instant de réconciliation sexuelle entre Sportello et Fay vire au trouble jeu érotique — et c’est encore avec un plan-séquence magistral, inoubliable, que le cinéaste fait monter cette pression. C’est une prise de conscience tardive de ce que ce détective décalé recherche vraiment : retrouver la femme qu’il aime. Pour cela, il devra réunir les autres couples du film, mettant ainsi fin symboliquement à l’utopie de la libération morale et sexuelle pour un moins aventureux — mais plus lucide — retour au foyer domestique.

En cela, Inherent Vice prolonge la réflexion sur l’Amérique menée depuis trois films par Anderson, où la famille est tour à tour le lieu de la duperie économique — There Will Be Blood — du mensonge religieux — The Master — et, ici, de la fin des illusions. On le comprend alors : si le cinéaste cherche à se perdre et à s’oublier, c’est pour mieux, en immense artiste qu’il est, laisser sa pensée et ses obsessions écrire à caméra levée la suite de son œuvre, définitivement passionnante.

Inherent Vice
De Paul Thomas Anderson (Éu, 2h29) avec Joaquin Phoenix, Josh Brolin, Owen Wilson, Katherine Waterston…

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