Les frères Coen, un rêve américain tourmenté

Fargo
De Joel et Ethan Coen (1996, EU, 1h37) avec William H. Macy, Frances McDormand...

Alors qu’ils s’apprêtent à présider le 68e festival de Cannes, Joel et Ethan Coen ont droit à une rétrospective quasi-intégrale de leur œuvre à l’Institut Lumière, ce qui permet de revisiter leur cinéma, où le rêve américain est transformé en cauchemar absurde et métaphysique, plein de bruit et de fureur et raconté par des idiots. Christophe Chabert

«Tout ce que je connais, c’est le Texas.» En voix-off, sur fond de puits de pétrole au crépuscule, voilà ce que prononce le détective privé suant et meurtrier au tout début de Blood Simple (1984), œuvre inaugurale de Joel et Ethan Coen. Cela ne l’avait pas empêché, au préalable, d’ébaucher une balbutiante philosophie de l’existence, faite de bouts d’actualité mal digérés et de réflexions typiquement américaines. Une philosophie de traviole, mais une philosophie quand même, ramenée in fine au bon sens texan et à une inculture assumée.

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À l’autre bout de leur œuvre, les frères Coen retournent au Texas dans No Country for Old Men (2007). Adaptant le roman de Cormac MacCarthy, ils matérialisent une autre figure de tueur mémorable : Anton Chigurh, incarné par un Javier Bardem implacable, ange de la mort lancé à la poursuite d’un cowboy poissard ayant dérobé une fortune à un cartel de la drogue. Chigurh aussi possède une philosophie de la vie basée sur l’absurdité de l’existence, nettoyant les principes éthiques et spirituels de ses futures victimes par un appel au hasard («Call it !») comme dernière planche de salut.

Si le cinéma des Coen voyage à travers l’Amérique, du Nord Dakota de Fargo (1996) au Los Angeles du Big Lebowski (1998), de l’Arizona d’Arizona Junior (1987) au New York d’Inside Llewyn Davis (2013), inscrivant tous leurs films dans une géographie aussi précise que révélatrice, quelque chose transcende ce goût de la couleur locale : un sentiment métaphysique auquel les personnages, mal armés pour l’affronter, se cognent comme des mouches dans un bocal. Le chaos règne dans les mécaniques parfaitement réglées des frères Coen, un vent d’incertitude souffle — et même une tornade comme dans leur très personnel A Serious Man (2009) — sur le contrôle scrupuleux qu’ils exercent dans leurs mises en scène. C’est particulièrement le cas dans le diptyque qui les a imposés auprès de la critique et du public ; écrits simultanément et tournés dans la foulée, sortis en salles à moins d’un an d’écart, le premier dans une certaine différence, le second auréolé d’une palme d’or cannoise, Miller’s Crossing (1990) et Barton Fink (1991) mettent au point cette savante dialectique entre le particulier et le général, la littéralité et l’allégorie, le hasard et le destin.

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La main invisible du hasard

Le héros de Miller’s Crossing, Tom Reagan, est un proto-Anton Chigurh qui, bien que gangster de son état, aurait mis ses valeurs au profit d’une justice relative. Lui aussi croit au hasard («C’est pour ça que Dieu a inventé les cartes» dit-il), mais il est avant tout un être pragmatique et réactif, qui choisit de se brouiller avec son boss et mentor Leo pour mieux mettre l’ennemi, un truand italien rustre et éructant nommé Caspar, en déroute. Librement inspiré de La Moisson rouge de Dashiell Hammett, le film peut être vu à deux niveaux distincts, aussi passionnants l’un que l’autre : celui d’un flamboyant et rigoureux film en costumes dans le Chicago des années 30 marqué par la corruption et la guerre des gangs ; et une vaste parabole sur les deux conceptions antagonistes qui dominent l’économie américaine.

Là où la flopée de gangsters hauts en couleur inventés par les Coen pensent qu’il faut intervenir par tous les moyens pour réguler le marché — Caspar le résume avec génie en disant «Si on ne peut plus se fier à une combine, à quoi peut-on se fier ?» — Tom Reagan pense que c’est la fameuse main invisible qui permettra, à terme, de faire revenir l’ordre dans un environnement déréglé — l’élément perturbateur étant un juif sans «éthique», aussi pleutre que méprisant envers les principes mafieux qui assurent l’équilibre des forces et la répartition du pouvoir. L’État Providence contre le libéralisme tout-puissant, c’est peut-être là la vraie guerre qui se déroule dans Miller’s Crossing. En se remettant à son instinct, à la mécanique de la chance et aux circonstances, c’est bien Reagan — quel nom ! — qui triomphe tout en perdant son âme, laissant pas mal de cadavres sur son parcours.

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D’une certaine manière, Barton Fink paraît à l’opposé de ce personnage opaque et fascinant. Auteur de théâtre juif new-yorkais épris d’absolu et persuadé que l’art peut exprimer la souffrance des couches populaires, il va faire l’expérience cuisante d’un échec à Hollywood, où il est engagé pour scénariser un médiocre film de catch avec Wallace Beery. Claquemuré dans un hôtel miteux aux murs suintants et aux couloirs parcourus de bruits inquiétants, il fait face à une crise d’inspiration, mais aussi à l’apparition d’un antagoniste aussi bonhomme qu’effrayant, un représentant de commerce obèse et vulgaire, cet «homme du peuple» que Fink entend représenter dans son œuvre mais qu’il est incapable d’affronter dans la vraie vie.

L’utopie de l’auteur se fracasse contre la réalité comme les vagues sur les rochers de L.A., avant de brûler dans les flammes de l’enfer et de la furie meurtrière. Les Coen disséminent tout au long du film des allusions à peine voilées à ce qui, au même moment — 1941 — se déroule en Europe : les camps de concentration et les fours crématoires, le règne d’Hitler et la destruction massive des juifs. L’aveuglement de Fink, son impuissance, est aussi celle de l’Amérique, qui tarde à intervenir pour faire cesser la barbarie. Mais il est aussi pris, à plus large échelle, dans le même paradoxe que le détective de Blood Simple : incapable de déborder son univers étriqué pour élaborer une vision du monde.

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