Dheepan

Jacques Audiard a décroché une Palme d’or avec un très bon film qui n’en avait pourtant pas le profil, même si cette histoire de guerrier tamoul cherchant à construire une famille en France et se retrouvant face à ses vieux démons est plus complexe que son pitch ne le laisse croire. Christophe Chabert

Prenons une métaphore footballistique : si Un prophète était dans la carrière de Jacques Audiard un tir cadré et De Rouille et d’os un centre décisif, Dheepan fait figure de passe en retrait… Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne conduira pas à un but, et c’est bien ce qui est arrivé à Cannes, puisqu’il est reparti avec une Palme d’or qui a surpris tout le monde. Mais c’est peut-être le propre des grands films que d’apparaître sous un jour fragile tout en laissant la sensation d’assister à quelque chose de fort qui nous accompagnera longtemps après.

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Dheepan s’ouvre sur la préparation d’un bûcher où l’on va brûler des cadavres. Nous sommes au Sri Lanka et la guerre civile se termine, soldant la défaite des Tigres tamouls. Parmi eux, Dheepan observe les dépouilles de ses compagnons avec résignation ; la guerre est derrière lui, mais que lui réserve l’avenir ? C’est une femme, Yalini, qui lui offre une porte de sortie : elle traverse le camp de réfugiés à la recherche d’une orpheline et propose à Dheepan qu’ils se fassent passer pour une famille afin d’obtenir plus facilement leur visa pour l’Europe. Elle voudrait aller en Angleterre, mais ils atterriront en France, d’abord dans des foyers, puis dans une banlieue où s’est organisé un trafic de drogue à ciel ouvert. Dheepan y deviendra gardien d’immeuble et sa "femme" aide à domicile d’un homme grabataire dont le fils, à peine sorti de prison, reprend ses prérogatives de boss du quartier.

(Pas si) Idéal républicain

Le scénario, écrit par Audiard, Thomas Bidegain et le jeune Noé Debré est donc coupé en deux parties qui répondent chacune aux grandes obsessions du cinéaste : la première est un récit initiatique où ces gens étrangers au pays qui les accueille mais aussi entre eux vont devoir trouver leurs marques. Audiard est manifestement fasciné par la découverte de cette altérité, qu’il observe avec délicatesse et tact, ainsi que par son envers, le regard que les personnages portent sur une réalité qui lui est bien connue — et pour cause, le film est à la fois un contrechamp et un prolongement d’Un prophète.

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C’est une manière de jeter un œil neuf sur la France ; Dheepan et Yalini sont d’abord enchantés de pouvoir travailler pour 500€ par mois, une fortune pour eux ; et lorsqu’ils contemplent par la fenêtre de leur appartement les jeunes du quartier tirer des coups de feu en l’air la nuit, c’est un folklore étrange et merveilleux dont ils cherchent à saisir les codes.

Tandis que leur petite fille va à l’école pour apprendre à lire, Dheepan et Yalini tentent de maîtriser quelques rudiments de français, mais surtout essaient de se fondre dans la masse. Discrets, serviables, appliqués à la tâche, ils croient en leur intégration, tout comme peu à peu ils vont croire dans cette famille inventée, développer des sentiments l’un pour l’autre et, enfin, dans une séquence d’un érotisme troublant, nouer un contact physique et amoureux. Audiard témoigne alors sa foi dans le modèle républicain, même s’il s’exerce entre les murs de la prison d’Un prophète ou s’il est motivé par la crainte de se faire renvoyer dans son pays. Sauf que Dheepan est aussi un film qui va montrer les limites de cet idéal, lorsque le récit s’engouffre dans la brèche du cinéma de genre.

Le guerrier endormi

Alors qu’Audiard semblait ne pas vouloir sortir de ce territoire plus si hostile que cela à partir du moment où l’on en respecte les règles, le voilà qui fait surgir deux scooters d’un tunnel, apportant avec eux le chaos et la violence. Irruption saisissante dans sa mise en scène, qui est aussi une manière de briser le film en son milieu et de le teinter d’inquiétude, là où un certain apaisement commençait à s’y installer — Dheepan apprécié des autres locataires, Yalini complimentée pour sa cuisine par le fils de son employé… C’est le retour à une forme de guerre civile, mais cette fois-ci entre gangs rivaux dans ces "zones de non droit" qui font les choux gras de l’actualité.

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Dans une tradition du vigilante movie qui irait de Taxi Driver au récent Harry Brown, mais qui emprunterait aussi à des œuvres cultes comme le premier Rambo, Dheepan le guerrier en sommeil va retrouver ses instincts, non sans avoir au préalable tenter une impossible conciliation. Instinct de survie, mais aussi instinct de protection qui en fait un des héros les plus ambivalents du cinéma d’Audiard.

Car si Dheepan se révèle comme une série noire efficace et surprenante, il ne fait que prolonger la longue quête menée par le cinéaste : créer des parcours romanesques et des mythologies contemporaines qui reposeraient sur l’iconisation de personnages au départ sans qualité, héros négatifs la plupart du temps, positifs parfois, mais dont la volonté farouche va venir à bout des obstacles et préparer leur triomphe.

Dheepan n’est pas si aisément situable, tant son passé reste opaque, se révélant seulement à la faveur d’une époustouflante scène de carnage en plan-séquence. Sauf que ce déchaînement de violence est aussi une manière de rédemption pour le personnage, et un constat d’échec pour le pays.

La conclusion, controversée, peut se lire de deux façons : comme un triomphe de l’amour ou comme une défaite du politique. Mais après tout, c’est la force de Dheepan : être à la fois un pur plaisir de spectateur et un miroir tendu à notre époque, à ses paradoxes et à ses impasses. Un grand film aussi discret et vigoureux que son héros…

Dheepan
De Jacques Audiard (Fr, 1h49) avec Antonythasan Jesuthasan, Kalieaswari Srinivasan, Vincent Rottiers…
Sortie le 26 août

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