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Lettre de Cannes #3
Par Christophe Chabert
Publié Mardi 23 mai 2017 - 1782 lectures
Festival de Cannes 2017 / Ou comment la courtoisie est une valeur qui se perd, un grand cinéaste se suicide à Cannes, et Netflix invente le vidéo-film.
Cher PB,
Au son d’un hélicoptère tournoyant dans le ciel, loin au-dessus de la croisette, je t’écris à nouveau pour te parler de cinéma. Mais avant, j’aimerais te raconter un petit jeu que je pratique avec quelques amis depuis que je me rends au festival. Ce jeu, qui est plutôt une forme de compétition honorifique, s’appelle le Prix de la courtoisie. Rien à voir avec la radio d’extrême droite éponyme — cela me rappelle qu’autrefois, quand moi-même je faisais de la radio, un des animateurs ne cessait de présenter les titres musicaux en parlant d’albums « éponymes », sans trop savoir ce qu’il racontait puisqu’il allait jusqu’à dire de certains qu’ils étaient « parfaitement éponymes », laissant penser que d’autres étaient « un peu éponymes » et d’autres encore « moyennement éponymes »…
Le Prix de la courtoisie consiste à saluer chaleureusement TOUS les agents d’accueil que l’on croise avant d’accéder aux projections, de les remercier chaque fois qu’ils font quelque chose pour nous — biper nos badges, nous indiquer nos places… — et, plus globalement, de leur sourire et de ne pas les traiter comme des paillassons. La base, quoi… Sauf au festival de Cannes où les festivaliers : 1) tirent la gueule du matin au soir ; 2) se plaignent de tout ; 3) ont tendance à les regarder comme des machines grossièrement revêtues d’une apparence humaine. Ce matin, cher PB, j’ai donc officiellement reçu le Prix de la courtoisie grâce à cette remarque d’un agent d’accueil : « Tiens ! Enfin un qui a l’air d’être heureux d’être là… ». C’est dire à quel point la concurrence n’était pas féroce cette année…
Car oui, il n’y a pas de raison d’être malheureux, même en veillant tard pour voir le nouveau film de ce boute-en-train de Michael Haneke, dont les deux Palmes d’or n’ont manifestement pas tempéré les remontées de bile noire, si l’on en croit son mal nommé Happy end. Haneke, cette année, a pris le rôle du cinéaste qui, autrefois consacré par le festival, vient s’y suicider artistiquement avec un truc qui suscite, à sa vision, un dosage égal de perplexité et d’hilarité, involontaire évidemment tant on imagine mal Haneke s’esclaffant derrière sa caméra à filmer sa famille de bourgeois dégénérés à Calais comme le résidu d’une France moisie des racines jusqu’aux branches. Ça commence par un plan fort moche au portable où une fille de douze ans filme sa mère faisant ses ablutions dans la salle de bains, annonçant les diverses étapes avec des petits commentaires qui s’affichent à l’écran genre « Rincer » « Cracher » « Pisser », le tout en langage SMS kikou LOL smiley.
Il y a quelques années, un type avait créé un faux compte twitter au nom de Haneke, s’amusant, accent autrichien à l’appui, à dépeindre le quotidien d’un type bien plus détendu du gland dans le civil que dans ses films. Aurait-il cette fois-ci carrément usurpé l’identité du metteur en scène pour faire Happy end ? Car même dans un cauchemar brumeux, alcoolisé ou enschnouffé, il était difficile d’imaginer un jour Haneke filmer un jeune youtubeur de son invention commentant ses propres photos d’enfance, un type improviser une chorégraphie dans une boîte de nuit sur le karaoké en yaourt du Chandelier de Sia ou une très moite conversation sexuelle sur Messenger, montrée plein écran pendant de longues minutes.
Raconté avec des fragments de narration dont on se demande parfois si ils sont même chronologiques — c’est dire la clarté du machin — et qui pour la plupart ressemblent à des scènes coupées des précédents Haneke, de Benny’s video à Amour dont il est une sorte de fausse suite, Happy end semble développer un propos qui lui servirait aussi, c’est tout le problème, de présupposés scénaristique ET de fond de sauce théorique ; on le résumera ainsi : les bourgeois, c’est des gros salauds. Même si on a le droit d’être d’accord avec cette idée, la manière éléphantesque avec laquelle Haneke l’assène, associée à une rumination sur les temps présents fétides et sur la jeunesse, cette engeance malsaine qui développe des instincts (réseaux) sociopathes de plus en plus précoces, laisse un brin pantois.
Dans un numérique plat et laid qui rappelle bien sûr l’image de Caché, le cinéaste reproduit éternellement le gimmick de mise en scène qui en formait le dernier plan : il se passe quelque chose dans l’absence de perspective de l’image, mais c’est au spectateur de deviner quoi car Haneke ne nous donne pas accès aux dialogues que s’échangent les personnages. Un procédé parfaitement synthétisé dans ce passage épouvantable où l’on voit Trintignant remonter longuement, très longuement, un boulevard en chaise roulante, avant de taper la discute avec des migrants, discussion interrompue par l’arrivée d’un bon Calaisien bien blanc et manifestement pas content — de quoi, mystère… Après Desplechin, dont j’ai dit que je ne parlerais pas, voici donc un autre grand cinéaste en manifeste crise d’inspiration pour ce 70e festival, et je pense que les jours à venir ne vont pas être roses pour lui — si tant est que cela crée une différence avec les autres jours à ses yeux.
Laisse-moi maintenant rebondir sur la lettre que je t’ai envoyée ce week-end pour ce que je pourrais appeler la polémique Netflix, acte 2. Dans le premier acte, le film Okja fut chaleureusement accueilli par les festivaliers après avoir été tout aussi chaleureusement conspué avant sa présentation parce que cette production Netflix n’était pas appelée à sortir en salles. J’avais dit que le film était en effet agréable, mais qu’il y avait anguille sous roche, un truc qui cloche, un machin qui me faisait tiquer. Après avoir vu l’autre film Netflix de la compétition, The Meyerowitz stories de Noah Baumbach, j’ai compris le problème : les films Netflix ne sont pas des films de cinéma, mais autre chose, encore difficile à qualifier. Ce n’est pas du cinéma, mais pas des téléfilms non plus — après tout, Netflix, ce n’est plus vraiment de la télé. Ce sont plutôt des vidéo films, au sens où ils appartiennent à un âge numérique ayant ses propres standards de luminosité, de cadrages et de montage et sa propre structure pour ménager des pauses au spectateur au cours de la vision — le Baumbach ressemble par exemple à une série télé compressée…
La différence entre Okja et The Meyerowitz stories, c’est qu’Okja est un bon vidéo film, bien écrit, bien mené, bien pensé, avec un vrai substrat thématique et philosophique, alors que The Meyerowitz stories est un vidéo film cynique et fatigué où Baumbach se caricature dans le rôle du cinéaste juif new yorkais post-Woody Allen, tentant une comédie sur les névroses familiales avec un casting en or massif (Adam Sandler, Ben Stiller, Dustin Hoffman, Emma Thompson, plus Adam Driver et Candice Bergen qui font coucou) dont le budget doit être supérieur à la somme des budgets de tous les précédents films du réalisateur. Laborieux dans ses gags, étriqué dans sa vision des rapports humains, tirant à la ligne à chaque séquence, ce vidéo film donne surtout l’impression que tout le monde est allé à la soupe, là où Bong Joon-ho a surtout profité de l’opportunité pour élargir son audience, quitte à lisser son cinéma. Toujours est-il que cette intrusion de Netflix dans un festival de Cannes par ailleurs de bonne tenue, ne me paraît pas du tout une bonne opération…
Il suffirait d’ailleurs de faire un petit test : aller voir des festivaliers pour leur demander, une semaine après, de citer un maximum de plans de Faute d’amour de Zviaguintsev. Je suis sûr que même le plus fervent détracteur du film en citera au moins vingt. Puis de pratiquer la même opération avec The Meyerowitz stories, deux jours après sa vision : je parie, à l’inverse, qu’il sera incapable d’en décrire un seul. Et là, je dirai, triomphant : CQFD.
A très vite.
C
PS : Je repense à cette histoire de Prix de la courtoisie, et je me mets à rêver à un projet qu’il faudrait monter au débotté pour le vendre au Marché du film… Un film qui s’appellerait Merci et qui ferait écho au Demain de Cyril Dion et Mélanie Laurent. On y montrerait des Français qui, chaque jour, participent à changer le monde avec de petites initiatives, comme dire Bonjour à ses voisins, Merci à la boulangère, ou qui laisseraient sortir les passagers du bus et du métro avant d’essayer de monter dedans. Peut-être même pourrait-on crowdfunder la chose en promettant de beaux mugs aux généreux donateurs qui contribueront ensuite au bouche-à-oreille autour du film, et me rendrait riche par la même occasion. Et puis je me réveille…
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