Elie Wajeman & Vincent Macaigne : « le médecin de nuit nous donne accès à l'universel »

Médecin de nuit
De Elie Wajeman (FR, 1h22) avec Vincent Macaigne, Sara Giraudeau, Pio Marmai

Médecin de Nuit / Métamorphosé par Elie Wajeman, Vincent Macaigne devient dans "Médecin de Nuit" une grande figure tragique de roman noir, tiraillé entre son éthique professionnelle, ses obligations familiales et ses pulsions, au cœur d’une très longue nuit. Consultation en tête à tête avec le réalisateur et son comédien.

Le titre est d’une grande nudité et d’une grande simplicité : Médecin de nuit. Le personnage de Mikaël est aussi celui le médecin de LA nuit, c’est-à-dire de tous les affects, de toutes les misères, de toutes les maladies cachées, de toutes les turpitudes de la nuit…
Elie Wajeman
: C’est exactement ça. Il est médecin des corps et médecin des âmes nocturnes.

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Comment l’avez-vous composé ? Y a-t-il une part de collecte documentaire pour établir un profil comme celui de Mikaël ?
EW
: C’est un mélange. Le premier jet, c’était vraiment un Mikaël que j’ai inventé ; après, ça a été affiné, on l’a retravaillé grâce à l’étape documentaire. Mais ça s’est pas fait comme ça ! Et j’espère que ces médecins solitaires, dans la nuit, à Paris, ils existent. C’est un personnage romanesque parfait, le médecin de nuit, dans le sens où il se balade dans Paris, il rencontre ses clients en voiture ; il a un rôle de détective privé, genre Philippe Marlowe, un personnage de film noir pas vu… J’avais aussi en têtes de images d’Edward Hopper, de Vie nocturne de New York.

Justement, on est dans le film noir et la nuit blanche, les eaux mélangées, et il y a pas de demi-teinte, on passe d’un extrême à l’autre. Votre personnage n’est jamais dans ce gris qui pourrait intermédiaire. Comment l’avez-vous vu ?
Vincent Macaigne
: Je sais pas si je suis complètement d’accord, je le trouve pas si extrême. Sur les scènes de consultation, il est très médecin, en fait. Ce sont de très belles scènes, où l’on voit son humanité. Après, c’est un film qui est aussi pensé comme un thriller, avec du suspense, on est dans une nuit… C’est un peu débile comme comparaison, mais je pensais à 24 Heures, sur la nuit d’un médecin et son trajet. Ce que je trouve beau dans le film, c’est qu’il y a quand même des petits moments comme des respirations, où il va soigner des vraies gens : c’est comme des petites bulles de réalité, presque une pause dans toute cette folie qu’il va vivre en une nuit.

EW : Après, c’est vrai quand même qu’il peut être doux, et qu’il est pas de demi-teinte. Il est surprenant. On voulait qu’il le soit, notamment sur l’abus de la violence, et sur un truc qui apparemment fait de l’effet : que le personnage hésite pas à casser la gueule. Il subit quand même la nuit, ses propres accusations, et en même temps il ne subit pas. En ce sens, on ne voulait pas faire un film trop mélancolique. Le film est sombre, parfois triste même, mais on voulait faire un film qui a la rage — plus rageur que mélancolique.

Cette rage elle est très perceptible. Pas uniquement dans le personnage de Mikaël, mais chez tous les personnages, il y a quelque chose qui s’ouvre et qui contient de la rage.
EW
: Oui, de la rage, mais pas partout. Après, chez les patients, on voit bien des gens très doux, très simples, des vieilles dames… Mais nous, quand on disait que ça devait y aller, c’était pas en demi-teinte : fallait que ça y aille ! Et ça, c’était important.

Et de rentrer dans les appartements, dans les intérieurs

On n’a pas l’habitude de vous voir dans des interprétations aussi physiques. Comme dans Les Innocentes, où Anne Fontaine vous avait demandé de jouer sur un registre différent. Dans les deux cas, c’est une surprise pour le spectateur qui vous “redécouvre“…
VM
: C’est dur de répondre, parce que je pense qu’entre Les Innocents et le médecin de Médecin de nuit, c’est pas du tout pareil… J’ai fait des rôles très différents, et parfois plus dans ce genre de rôle. Là, c’est vrai que dans Médecin de nuit, c’est un personnage plus incisif, nerveux, et surtout, comme ça se passe en une nuit, c’est un film qui joue sur le suspense, un peu haletant, qui fait un peu penser à des films du Nouvel Hollywood dans les années 1970, voilà quoi. C’est génial pour un acteur de pouvoir le jouer ! Je ne sais pas si ça fait partie d’un parcours obligatoire ou pas, ce qui est sûr, c’est que c’est hyper joyeux. On nous offre des rôles qui sont super différents, et ça nous déplace. Être forcé de se déplacer, c’est une chance énorme !

EW : Le côté bagarreur, physique, de Vincent, je l’avais remarqué quand il est derrière la caméra. Quand il accompagne les acteurs en leur donnant des indications ou en mettant une ambiance, il est très très physique !

VM : Mais entre L’Origine du monde de Laurent Lafitte et ce film, il y a des grosses différences…

C’est le jour et la nuit !
VM
: Oui, c’est le jour et la nuit, mais en même temps, L’Origine du monde, c’est très physique, parce que quelque part, c’est burlesque et c’est un personnage. C’est vrai que dans L’Origine du monde je fais 20 kilos de plus, et là 20 kilos de moins ; Elie m’a aussi demandé de passer le permis de conduire — bon, ça a l’air un peu anodin — et de faire de l’exercice, d’aller vers la physicalité pour avoir ce personnage. Donc, c’est vrai qu’il est physique.

EW : La clé du personnage, elle est aussi dans ce bonhomme.

VM : Après, c’est aussi la confiance et la projection du metteur en scène, des cinéastes. Parce que les acteurs, en général, je pense qu’on est toujours heureux de tout faire. Enfin, on a envie de bouger, qu’on nous fasse confiance pour se changer physiquement, pour inventer, apprendre des langues, à conduire… Moi, je suis hyper heureux d’avoir appris à conduire.

EW : Non, mais ça sert à ça, d’être acteur ; ça sert à apprendre des trucs, aussi. Et même d’écrire des films ça sert à apprendre des choses.

VM : Et de découvrir des univers. De découvrir l’univers des médecins de nuit, parce que le film, c’est aussi une super façon de montrer une ville. De suivre un médecin de nuit, de rentrer dans sa petite bulle de réalité…

EW : Et de rentrer dans les appartements, dans les intérieurs. D’ailleurs, le film a un aspect documentaire à ces moments-là, parce que les intérieurs et les acteurs sont réels. Je ne sais pas si on le voit. D’ailleurs, il y a mes parents qui jouent…

Vous évoquiez le Nouvel Hollywood. Mais n’y a-t-il pas également dans la manière d’écrire la ville et les couleurs de la nuit, quelque chose qui renvoie au nouveau Nouvel Hollywood, par exemple à celui des frères Safdi ?
EW
: C’est très juste. Mais je suis encore plus attaché au Nouvel Hollywood, qui est un peu old school qu’aux frères Safdi : je suis un peu plus lyrique qu’eux, dans le sens sentimental. Par contre, j’ai bien regardé le style frères Safdi, ouais. Après j’ai l’impression qu’il y aussi James Gray, mais même si je l’admire, je ne le suis pas à tout bout de champ. Et aussi toute l‘esthétique russe, le côté slave. Vincent adore Dostoïvesky, moi je connais un peu moins, mais comme j’aime bien Tchékov, Dostoïvesky, j’ai voulu donner une sorte d’aura russe, en conservant un récit entièrement français : le médecin de nuit c’est unique — totalement français — et le sujet du film c’est aussi la France profonde, les quartiers de la France défavorisée, même si ça se passe à Paris.

VM : Quand vous parlez des frères Safdi, je pense à Good time, où d’un coup il y a un New York devenu comme une forme de cité extrêmement bourgeoise, extrêmement riche, qui n’est pas vraiment New York, mais qui est filmée et surmontée. Paris est devenu (comme d’ailleurs beaucoup de grandes villes françaises) une sorte de coquille. J’ai l’impression que le film d’Elie, montre quelque chose de plus réel de ces villes-là, de plus charnel.

EW : Je crois qu’on dit que je suis un bon filmeur de ville. Même à Bruxelles ou à Vancouver, la ville m’intéresse profondément, d’un point de vue cinématographique. Notamment sur les perspectives, le côté cubiste. J’aime beaucoup les buildings, le côté graphique.

VM : Après, dans le film et dans l’histoire du film, il y a le suspense, et l’idée que la ville porte quelque chose de trépidant, qui peut accepter l’histoire violente et réaliste de la vraie vie ; quelque chose, presque, de romanesque. De romanesque et de noir.

EW : Oui, absolument. Avec l’idée que le médecin de nuit, même au fin fond des rues de Paris, nous donne accès à l’universel du grand, du tragique. Et le cinéma, d’après moi, doit dire que même là-dedans, dans le minuscule, il y a un grand récit possible, il y a du romanesque. En tout cas, là, le véhicule pour moi, c’était le médecin de nuit. Il y a un truc très beau dans cette figure : c’est le seul médecin qui soigne, dans leur intérieur, des intérieurs, des corps. Même le psychanalyste, celui qui va fouiller dans la tête de quelqu’un, il ne va pas chez les gens. Chez les gens là où il y a la télé allumée, c‘est triste, parce qu’il y a toute la solitude…

Il y a un autre personnage qui raconte l’histoire, c’est la musique, qui accompagne ce parcours vers la lumière, vers le jour. Comment cette voix s’est-elle jointe ?
EW
: Je savais que je voulais de la musique mélodique. Et trouver un thème qui fasse qu’on puisse l’utiliser avec toute la puissance que le cinéma permet pour des sentiments, de la narration. Lors du montage, on avait des musiques très fortes, très bonnes. J’ai eu une chance inouïe de travailler avec des gens extrêmement doués, qui ont compris le film et qui sont russes…

Il y a donc comme un écho à l’origine des personnages ?
EW
: Oui, c’est vrai. À un moment donné, il y a quelque chose du côté âpre et en même temps romantique, qu’on pourrait attribuer à certains auteurs russes, à la fois très violents et très amoureux. En tout cas, je tenais absolument à un thème. Alors qu’on pourrait dire qu’on veut simplement une musique d’ambiance, sous-jacente, moi je voulais une mélodie, un instrument, j’avais quand même en tête la musique de De battre mon cœur s’est arrêté. On l’a jamais copiée, mais dans l’appréciation que j’avais du film de Jacques Audiard, il y avait aussi la part nocturne, le côté indécis du personnage, le portrait d’un homme blessé…

Au générique, vous remerciez tout le monde d’avoir tourné dans les conditions de “l’annexe III“. Ce qui sous-entend qu’il a fallu une entente particulière de l’ensemble de l’équipe pour que le film voie le jour, dans des conditions économiques resserrées…
EW
: Totalement. C’est mon troisième film, je commence à avoir quelques techniciens et des acteurs très très motivés qui me suivent et savent ce que ça comporte de faire un “petit film”. Comme on a tourné en peu de temps, j’ai pu dire à des techniciens très forts : « je te prends pour pas beaucoup de temps mais pas très bien payé ». Et ils se mélangeaient avec des gens assez jeunes, ou qui aimaient bien mes films. Entre cette jeunesse et les gens qui étaient à fond derrière le projet, il y avait une énergie assez concentrée.

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