Mathieu Amalric : « notre génération a fait beaucoup de progrès avec l'émotion »

Serre moi fort
De Mathieu Amalric (Fr, 1h37) avec Vicky Krieps, Arieh Worthalter, Anne-Sophie Bowen-Chatet

Serre Moi Fort / Une femme feint de quitter son mari et ses enfants ; en réalité, ceux-ci ont disparu dans une avalanche et elle préfère leur inventer une vie à part de la sienne. Tel est l’argument du nouveau film réalisé par Mathieu Amalric, kaléidoscope mental et fascinant, où chaque détail compte. Propos rapportés d’une conversation fleuve…

Le son de votre film débute non par la Norma de Bellini du distributeur Gaumont, ni les jingles des autres coproducteurs Canal+ et Arte, mais par la musique que vous avez choisie pour votre générique. Est-ce vous qui l’avez imposé ?
Mathieu Amalric :
Oui oui ! Ils ont eu cette gentillesse. Ça n’a pas été un débat ni un conflit à la force du poignet. Franchement, il ne fallait pas d’autre musique, quoi ! Parfois, quand on est spectateur, il y a des logos tellement sophistiqués qu’on pense que c’est le début et… ah non ! En fait, on ne sait plus quand les films commencent. Là, ça commence par la musique jouée par Marcelle Meyer, la même pianiste qu’au générique final.

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Comment Je reviens de loin, la pièce que vous adaptez ici, vous est-elle parvenue ?
Grâce à un ami, acteur et metteur, Laurent Ziserman. On se connaît depuis toujours : il avait joué dans mon premier court-métrage, Sans rires. C’est lui qui va monter aux Célestins l’année prochaine l’adaptation de À nos amours de Pialat, et il devait aussi monter Je reviens de loin de Claudine Galéa qui n’a jamais été jouée et qu’elle a écrite il y a plus de quinze ans. La vie a fait qu’il ne pouvait pas le faire, il m’en a parlé, je l’ai lu et j’ai chialé dans un train… Ce n’est pas tout à fait écrit comme une pièce de théâtre : elle joue beaucoup sur la graphie et on sent déjà des superpositions de voix par rapport au son.

Je l’ai fait lire à mes productrices Laëtitia Gonzalez et Yaël Fogiel des Films du Poisson, elles ont été vraiment bouleversées, mais… comment faire du cinéma avec ça ? Alors j’ai commencé un travail d’archéologue pendant neuf jours avant d’appeler Claudine, pour savoir si le désir était là. Vicky [Krieps, interprète de Clarisse, NdlR] m’avait déjà “visité”. Je ne sais même pas si on s’est dit oui : c’était une rencontre. Ensuite, j’ai écrit quelque chose tout seul et une fois que j’ai eu fini, j’ai eu envie que Claudine le lise. Ce qui l’excitait, c’était le travail de transformation.

On sait assez vite que l’héroïne, Clarisse, a perdu sa famille, et non qu’elle la quitte. Était-ce comme cela dans la pièce ?
Quand j’ai rencontré Claudine, j’ai voulu m’assurer d’une chose ressentie en la lisant : que ce n’était pas pas autobiographique. Elle m’a raconté que son texte était né d’un rêve qu’elle a fait, où elle avait sa main sur une poignée de porte : elle ne savait pas si elle rentrait ou si elle sortait. C’est comme ça que ça a démarré, et qu’elle a eu l’idée de l’inversion.

Dans le texte initial, il y a une révélation finale par une sorte de chœur antique. Le scénario avait également été écrit avec cette révélation finale — et j’en était assez heureux : pour une fois, j’avais un scénario, avec un twist ; avec un truc qui tenait la route !  D’ailleurs, ça a été un outil de financement assez efficace… On a commencé à tourner comme ça, et puis après en montant, on s’est rendu compte que ça m’éloignait de ce qui me bouleversait le plus : le geste d’imagination de Clarisse, qui était finalement un geste amoureux. Il ne s’agissait pas de filmer l’horreur de sa peine : en fait, on a tous eu envie de partir, donc ça commence dans un film où quelqu’un a osé le faire. Et c’était plus étonnant de commencer avec ça que : “une femme a perdu ses deux enfants et son mari”. Là, ce qui est beau, c’est que le marionnettiste n’est pas le type qui fabrique le film, c’est Clarisse parce qu’elle projette ses images. Avec le monteur François Gédigier, on s’est rendu compte que le spectateur dans la salle est dans un état de projection, de déni, de croyance, de rituel : on sait très bien que ce qu’il y sur l’écran n’est pas vrai ; pourtant si on y a cru, c’est que c’est vrai… Ce qui peut rendre le film partageable, c’est vraiment que les gens soient dans le même état de projection. Je crois que si ça m’arrivait, j’utiliserais ce qu’elle a fait.

D’ailleurs, j’ai passé mon temps pendant le Covid à nettoyer, à simplifier, à partager, à rajouter des phrases pour accueillir encore plus… Je n’en pouvais plus, je devenais dingue, je hurlais sur les productrices : « —Mais c’est encore froid ! Il faut que les gens comprennent, ça n’a aucun intérêt ! —Mais t’as pas besoin, c’est lourd. —Je m’en fous ! Je préfère être lourd… » Et je crois que j’aurais dû encore en ajouter. Elles m’ont fait en enlever, y compris une très jolie chanson que j’avais écrite… C’était de l’eau de roche…

C’est un mélodrame sur le deuil qui n’est jamais mortifère…
Ça, avec Vicky, c’est notre obsession — je dis “notre”, car elle a pris le relais. C’est elle qui devait porter ce truc pour que moi je puisse travailler. Je n’ai jamais ressenti quelque chose comme ça, c’est comme une relation de gémellité. Pour l’aspect mélo, je sais que j’ai pensé au film de Manoel de Oliveira Je rentre à la maison où il y a des plans sur Michel Piccoli au café en train de se faire maquiller. J’y ai pensé pour le gros plan très long sur Vicky quand elle apprend. Et puis il y avait chez Claudine le piano, la mélancolie, La Lettre a Élise

Je me suis longtemps demandé ce que ça donnerait si je faisais un mélo sans violon. Longtemps, la découverte des corps s’est faite sur Long, Long, Long (Take 44), une chanson de George Harrison dans la réédition de l’album blanc des Beatles. Et puis il y a eu l’enterrement de Reinbert de Leeuw, l’un des maîtres de Barbara Hannigan [sa compagne, chanteuse lyrique et cheffe d’orchestre, NdlR] où j’ai découvert une pièce de Messiaen à son enterrement. Là, on a senti que le violon était possible.

Vous aviez de la pudeur par rapport à l’émotion ?
De l’admiration pour la mise en scène, peut-être, mais mal comprise, je ne peux pas dire… Quand tu dois faire quelque chose qui s’approche d’un mélo, tu l’écris ; tu es une loque, tu es en larmes. Or, je viens d’une génération pour qui l’émotion, c’était TF1, à l’époque. On ne voulait pas la traiter parce que c’était “pute”. Donc il fallait trouver un autre moyen et faire des trucs un peu intellos. Dans les années 1990, notre génération était un peu spéciale par rapport à l’émotion. Mais on a fait beaucoup de progrès avec l’âge : il y a quelque chose qui s’est ouvert.

Vers quoi ce film vous mène-t-il ?
Aujourd’hui, je ne regarde plus que des Jerry Lewis ! La comédie, c’est le genre que j’admire le plus. Mais je n’en suis vraiment pas là du tout. Je viens tout juste de finir un film tourné en trois jours avec que des plans de quinze minutes avec Nicolas Bouchaud, j’ai réussi pour la première fois depuis longtemps à avoir cinq jours tout seul, sans enfant, sans amoureuse, sans sortir du lit ni me laver… C’est ça l’écriture : tu ne te laves pas et quelque chose arrive. Le problème, c’est que je suis obsédé depuis trois ans par L’Homme sans qualités de Musil — c’est pour ça que Vicky s’appelle Clarisse. Donc, Musil… Et j’ai dit à mes productrices : « si mon prochain film n’est pas raconté dans l’ordre, vous me le jetez à la gueule, okay ? »

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