«L'infâme est au coeur d'un dispositif de pouvoir»

Propos / Pascal Michon, philosophe et historien, est un des commissaires de l'exposition "Archives de l'infâmie", à la Bibliothèque Municipale de Lyon. Il a notamment publié "Les Rythmes du politique. Démocratie et capitalisme mondialisé" (Paris, Les Prairies ordinaires, 2007). Propos recueillis par Jean-Emmanuel Denave

Petit bulletin : Bien des livres de Foucault se présentent comme des critiques du monde actuel. Est-ce que l’exposition «Archives de l’infamie» propose une critique de ce type ? A-t-elle été suscitée par une certaine situation politique ?
Pascal Michon : Cette exposition n’est évidemment pas sans résonances avec le contexte socio-politique contemporain. Dans la mesure où elle met l’accent sur les «hommes infâmes», c’est-à-dire les gens de peu, les sans-gloires, elle implique une critique du monde actuel. Celui-ci fonctionne à la célébrité. Le personnel politique, les chefs d’entreprise, mais aussi certains intellectuels et militants de la société civile sont devenus des stars de cinéma ou plutôt de télévision – des « hommes illustres » d’un nouveau genre. De leur côté, à travers la télé-réalité ou les émissions de jeu télévisuelles, les obscurs peuvent rêver d’atteindre à la célébrité, au moins pour un instant. L’un des traits caractéristiques de nos sociétés est cette confusion du social, du politique et du spectacle.
En même temps, la question foucaldienne de l’«infamie» dépasse largement celle des partages de la reconnaissance, celle de l’opposition entre «illustres» et «infâmes». Elle concerne avant tout la manière dont les «irrégularités» et les «désordres sans importance» de la vie de tous les jours sont devenus en Occident à la fois des objets politiques et des objets de discours. L’infâme, ce n’est pas seulement celui qui n’a pas de fama, de renommée, c’est aussi celui qui, un jour, s’est retrouvé épinglé – et parfois enfermé – par une institution, pour des comportements ou des actions relevant du quotidien le plus banal. L’infâme, au sens où l’emploie Foucault, est au cœur d’un dispositif de pouvoir. Et de ce point de vue aussi, on peut dire que notre exposition est tout à fait actuelle, même si les procédures de production et d’inscription de l’infamie ont certainement beaucoup changé. Elle vise plus ou moins directement les nouveaux dispositifs de pouvoir qui ont la vie comme objet.Quelles sont les nouvelles formes prises aujourd’hui par l’infamie, quelles différences avec celles d’hier ?
Foucault repère trois grands dispositifs responsables de la transformation des vies intimes en objet du pouvoir. Le plus ancien a été mis en place par l’Église à travers l’obligation de la confession. Le deuxième s’est développé avec l’État moderne. À partir de la fin du XVIIe siècle et durant une centaine d’années, les vies, qui étaient jusque-là «destinées à passer au-dessous de tout discours et à disparaître sans avoir été dites», sont devenues un objet de transaction entre les individus et le pouvoir royal. Enfin, le troisième est apparu au cours des dernières années du XVIIIe et du début du XIXe siècle, avec la transformation de l’État en un ensemble d’institutions rationnelles. Les vies sont alors devenues l’objet de discours produits suivant les normes techniques des administrations policière et pénitentiaire, de la médecine et de la psychiatrie ou encore de l’école. Chacune de ces prises sur l’infime et le minuscule de la vie a induit une définition particulière de la singularité.
La question qu’il faut donc se poser aujourd’hui – et nous espérons que cette exposition pourra y contribuer – est de savoir si un nouveau dispositif n’est pas en train de se mettre en place, parallèlement ou par dessus les précédents (car ceux-ci perdurent bien évidemment). Qu’en est-il du pouvoir quand les individus se pressent pour participer à des émissions de télévision durant lesquelles ils vont exposer leur intimité et les aspects les plus personnels de leur existence ? Qu’en est-il du pouvoir, désormais, quand les individus s’inscrivent par millions sur des sites de rencontre ou des « réseaux sociaux », en y laissant de leur plein gré des traces suffisantes pour reconstituer l’essentiel de leur vie ? Que signifie la privatisation des procédures d’inscription, d’exhibition et de contrôle, qui jusque-là étaient réservées aux institutions étatiques ?

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