Une architecture de la cruauté ?

Espace interrogé et interrogeant, les chambres d’isolement des hôpitaux psychiatriques font l’objet d’une exposition à la Ferme du Vinatier. Une exposition composée d’un documentaire vidéo signé Natalie Giloux et de photographies de Marie-Noëlle Décoret. Jean-Emmanuel Denave

«Je me rends compte que je me suis habitué à l’horreur de cette architecture, une architecture de la cruauté» dit un psychiatre. Cette expression est si surprenante et résonne tellement avec les écrits d’Antonin Artaud qu’elle est pour nous un titre tout trouvé. Mais, attention, avec un point d’interrogation ! Car ces propos de psychiatre sont extraits d’un documentaire vidéo sur les "chambres d’isolement" qui entremêle les propos (de patients et soignants) les plus hétérogènes, parfois les plus opposés… «J’ai vécu la chambre d’isolement comme un traumatisme», dit un patient en larmes, «j’ai eu l’impression qu’on voulait me faire du mal… Je regardais le plafond, je raisonnais en boucle fermée, ça m’a fait délirer».

Et d’autres patients de contredire, ou d’atténuer : «ça fait chuter la fièvre de la folie», «ça m’a aidé à me calmer», «j’ai vécu ça comme une punition au début, puis comme une sorte de repos et d’apaisement». Censée protéger un service psychiatrique (et/ou le malade contre lui-même) d’un patient en crise, ou utilisée parfois pour des raisons thérapeutiques, la chambre d’isolement fait débat, aussi bien parmi ses "usagers" que ses "prescripteurs". Alors, "outil" thérapeutique à manier avec précaution ou bien vestige asilaire charriant son poids de châtiment moral et de discipline pénitentiaire ?

Position éthique

À cette question, les photographies de Marie-Noëlle Décoret ne répondent pas. L’artiste ne prend pas position moralisante, mais position éthique en photographiant des chambres d’isolement de manière systématique et neutre : une vue sur le lit vide des malades, une autre sur la porte fermée et sous contrôle des soignants. Soit un champ et un contre-champ présentés en diptyques. Une position éthique selon nous parce qu’attentive au «danger de la position esthétisante vis-à-vis de la folie» souligné par le psychiatre Jean Oury.

Qui, en effet, n’a pas en poche son petit fantasme repoussoir sur la folie, ou au contraire romantique sur le génie du délire, deux façons encore d’exclure et d’essentialiser ? Avec Marie-Noëlle Décoret, la plastique (presque abstraite) se fond et se fonde sur son sujet : une architecture froide, des lieux vides, des cadres dans le cadre, des paysages flous dans l’au-delà d’une fenêtre, quelques couleurs pastel et pâles, une lumière qui poudroie… La distance éthique n’empêche cependant pas l’émotion sensible du regardeur, mêlée à ses propres projections, idées ou expériences.

Chambre d’échos

Tout est vide, clos et carcéral dans les images et les lieux photographiés par Marie-Noëlle Décoret. Tout y est aussi touchant et terriblement concret. Et pour cause, puisqu’ici, il ne reste que du réel brut d’architectures et de mobiliers intérieurs. Ce contre quoi butte notre regard, et se cogne sans doute aussi le patient. L’imaginaire («on pourrait peut-être mettre des tableaux pour égayer la chambre ?» propose un patient) et le symbolique (même si toujours présent en sous-main par le dispositif lui-même, au sens de Michel Foucault) ont disparu temporairement par la clôture d’une porte.

Ils reviennent évidemment par la fenêtre ou par le biais de quelques signes ou traces ténues. Quelques lignes charbonneuses sur un mur, ou plus déconcertant et poignant, cette inscription sur une porte : "Joé", avec une sorte de flèche (faite d’un triangle et d’une croix) désignant le trou d’un œilleton, ce petit point de fuite et de regard extérieur.

Qui est ce "Joé", ce "Je" séparé du trou-œilleton d’un "O", d’un zéro peut-être, fondement possible du commencement de quelque chose de nouveau, d’ouvert ? Comme le précise un infirmier, on place ici des «patients éclatés, désorganisés qui ont besoin de se rassembler, de retrouver une enveloppe corporelle». Et qui vont être réduits à zéro, et leur pensée à un cercle, une boucle, répondent les contempteurs des chambres d’isolement. "Joé", c’est comme le degré zéro d’une écriture qui la rassemble toute dans les vingt-six images de Marie-Noëlle Décoret. Ses diptyques scandent eux-mêmes leur rythme symbolique minimaliste (battements, battants), champ et contre-champ autour d’une place vide…

«On mesure le degré de civilisation d’une société à la place qu’elle confère à ses marginaux» écrivait le psychiatre Lucien Bonnafé (1912-2003). Et ces chambres où l’on enferme ou soigne les cris et les blessures du Narcissisme, sont des chambres aux essentiels échos démocratiques.

«Chambres d’isolement»
À la Ferme du Vinatier, jusqu’au 7 décembre.
Rencontre avec le sociologue américain Eric Klinenberg et le psychiatre et écrivain Emmanuel Venet le 29 novembre dans le cadre de la manifestation Mode d’emploi.

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