Bernard Plossu ou la photo vagabonde

Bernard Plossu

Galerie Le Reverbere

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

A l'occasion de deux expositions de Bernard Plossu à Lyon, évoquons ici son univers photographique de manière impressionniste : en des bribes de poésie, de biographie et de théorie mêlées. Jean-Emmanuel Denave

Il est "10 : 10" sur l'autoroute. A travers un pare-brise invisible, le photographe Bernard Plossu a saisi cette symétrie temporelle sur le grand panneau d'information des réseaux routiers. On nous a beaucoup rebattu les oreilles (et les yeux) avec «l'instant décisif» de Cartier-Bresson, avec cette photographie censée être liée par essence à un laps de temps plein de signification ou de cocasserie. Ce n'est nullement inintéressant, mais réducteur. Sur cette image d'autoroute, exposée à l'ENS Lettres, la mesure du temps, quasi-absurde, est enveloppée de brouillard, de silence et de vide. La trop rationnelle et raide ligne droite de la chronologie se dérègle soudain parmi l'épaisseur et l'incertitude brumeuses de l'espace. Le temps météorologique, circulaire, cosmologique a eu raison du temps linéaire, calculé, rassurant. Aussi bien, l'abstraction vaporeuse y engloutit la figuration et le réalisme précis que l'on croyait si naturels au médium photographique. «Homme approximatif ou magnifique ou misérable / Dans le brouillard des chastes âges / Habitation à bon marché les yeux ambassadeurs de feu / Que chacun interroge et soigne dans la fourrure de caresses de ses idées / Yeux qui rajeunissent les violences des dieux souples... Homme approximatif comme moi comme toi lecteur / Tu tiens entre tes mains comme pour jeter une boule / Chiffre lumineux ta tête pleine de poésie» (Tristan Tzara, 1925).


Résister au réalisme


Né en 1945 au Vietnam, ayant grandi à Paris, Bernard Plossu a très vite beaucoup voyagé, beaucoup valsé et dansé avec les images («Homme approximatif te mouvant dans les à-peu-près du destin / Avec un cœur comme valise et une valse en guise de tête...» écrit encore Tzara), beaucoup lancé les dés de la rencontre hasardeuse et poétique. Le Mexique (dont il tirera Le Voyage mexicain 1965-1966, livre devenu culte), les États-Unis et les mouvements alternatifs beatnik ou hippie, les déserts et la passion de la marche à pied, l'Afrique, l'Europe à partir de son retour en France en 1985... Ce photographe aux semelles de vent traverse l'espace, étire le temps, donne épaisseur ou au contraire extrêmes légèreté et insouciance aux choses et aux gens. Il est, comme dit Tzara et comme nous tous au fond, un «homme approximatif», de ceux qui avancent en équilibre sur un fil tendu entre lieux et durées, un homme de l'entre-deux qui dépose à la surface de ses images un singulier mélange d'artifice et de réalité. D'ailleurs, quand la lumière et la photographie deviennent trop précises, alors Plossu ne fait que prendre de bonnes images : de celles où les significations et les perspectives se découpent avec trop d'acuité, où les lignes s’affûtent et les anecdotes se détachent en clins d’œil entendus. Quand il y a trop de signes et de clarté, la photographie s'égare alors dans la banalité. «L'erreur en photographie, dit Plossu dans un livre d'entretiens, c'est de croire que nous sommes en présence du réel, alors que tout est abstrait, que ce ne sont que des lignes de force».


Résister à la bêtise


Reconnu pour avoir désinhibé la photographie avec ses flous, ses errances et ses bougés, Bernard Plossu peut faire montre aussi d'une extrême rigueur de composition, presque cubiste, à travers notamment ses fragments de bâtiments pris en gros plans. Sans que l'on puisse jamais résumer son style («J'avais trouvé mon style, qui est de ne pas en faire» dit-il), ce qui frappe chez l'artiste c'est sa capacité à mettre la réalité sous tension et, au fond, à en réinterroger l'apparition, les forces, les potentialités poétiques. Que cette réalité soit celle d'une petite barque lumineuse ancrée à la nuit, ou d'un anonyme solitaire marchant au bas de murs grandiloquents... Pour cela, le photographe use d'une multitude de procédés expérimentaux, d'une multitudes de "tenseurs" du réel : la vitesse, l'extrême légèreté, l'évanouissement des formes, l'épaississement, le ralentissement, l'abstraction, l'isolement, la fragmentation... On savait son goût pour le cinéma, la Nouvelle Vague, la BD, la contre-culture, mais Plossu nous confie aussi son admiration pour Georges Braque et les montages de Man Ray. En 2006, dans une interview pour La Croix, il a ces phrases très belles qui condensent une éthique et une esthétique : «Je pratique la photographie pour être de plain-pied avec le monde et ce qui s'y passe. En apparence mes images sont poétiques et pas engagées. Mais pratiquer la poésie, n'est-ce pas aussi résister à la bêtise ?».
 

Bernard Plossu
A l'ENS-Lettres, jusqu'au vendredi 21 mars
Au Réverbère, jusqu'au samedi 12 avril


Les Mots de l'image
(Yellow Now)
L'Abstraction invisible (Textuel)

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