Marie de Brugerolle : «Il n'y a rien derrière le rideau»

Rideaux / blinds

Institut d'Art Contemporain

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

Marie de Brugerolle a réuni à l'Institut d'Art Contemporain une trentaine d'artistes internationaux autour du thème du rideau... Un thème en trompe-l’œil qui décline moins le motif du rideau qu'il n'ouvre le regard du spectateur sur ce qui l'empêche de voir, sur ce qui attise son désir de voir, et sur un « réel » dévoilé qui n'a rien de spectaculaire mais relève plutôt de l'ordre du ténu, du sensible et du poétique. Propos recueillis par Jean-Emmanuel Denave

Professeur à l'Ecole Nationale des Beaux-Arts de Lyon et à la Haute Ecole d'art et de design de Genève, Marie de Brugerolle est historienne d'art, commissaire d'expositions et dramaturge. Depuis 1994, elle a notamment travaillé sur l'histoire de la performance des années 1960 à son absorption dans la société du spectacle du XXIe siècle. Elle a contribué à faire connaître en France la scène artistique californienne : Paul Mc Carthy, Allen Ruppersberg, John Baldessari, Guy de Cointet... Les éditions des Presses du Réel ont fait paraître en 2010 ses Premières critiques (une anthologie d'une vingtaines de textes et d'entretiens avec des artistes).

Que recouvre ce titre un peu étrange, quelle(s) idée(s) résume-t-il ?
Marie de Brugerolle :
C'est une sorte de fausse traduction du terme français "rideau" – celui qu'on met devant une scène ou une fenêtre pour cacher, avant de dévoiler – dans l'anglais "blind" qui signifie à la fois "store vénitien" et "aveugle". Ce titre désigne donc en même temps ce qui permet de mieux voir et ce qui cache, ce qui empêche de voir ; il met en jeu et en ambiguïté notre désir de voir. Aujourd'hui, nous avons un nouveau rapport aux images. Nous les faisons glisser avec nos doigts sur nos téléphones ou sur nos tablettes, nous en avons une appréhension par glissements successifs sur des écrans. On dit que nous sommes dans une civilisation de l'image, mais je crois plutôt que nous baignons parmi des stimuli visuels qui ne sont pas forcément des images. Cette exposition collective interroge les modes d'apparition des images, leurs qualités, leurs textures. Et aussi : est-ce qu'une image ne fait pas écran ou voile, plus qu'elle ne montre quelque chose ?

Pourriez-vous donner quelques exemples concrets ?
L'installation de William Leavitt consiste simplement en un canapé, une télévision, un lustre bon marché et des rideaux éclairés par des projecteurs de salle de spectacle... L'artiste se demande à partir de quel moment la banalité quotidienne peut soudain basculer du côté de la scène théâtrale, à partir de quand on peut faire un pas de côté et regarder le monde autrement. Ce changement de point de vue qui fait basculer le regard est présent dans nombre d’œuvres exposées. Autre exemple : l’œuvre de Brandon Lattu qui, via des capteurs, transforme l'ombre du visiteur en "sculpture" lumineuse. Je me demande même si le capteur ne serait pas le ready-made du XXIe siècle. Bien des artistes l'utilisent, créent des vidéos en réaction à la vidéo-surveillance. Dans l'exposition, c'est le capteur et aussi le miroir, le rideau kitsch, l'objet banal que les artistes détournent de ses fonctions habituelles pour ouvrir d'autres espaces à la fois poétiques et critiques.

 

Rien n'est caché, rien n'est abscons, il n'y a pas de secret pour initiés. En mettant peu d'informations et de cartels, je fais confiance à l'intelligence du visiteur.

 

Et vous ne montrez aucune image qui glisse sur un écran justement...
Non, je joue sur le visible et l'invisible, parfois sur "l'infra-mince", mais les images sont toujours en lien avec une certaine matérialité. Le visiteur passe des seuils, entre "dans" la peinture, il est invité à percevoir les choses différemment. Ce qui lui est révélé souvent, c'est le réel, "l'épiphanie du réel" : il n'y a rien derrière le rideau.

Comment se sont déroulés le montage et la sélection des artistes ?
Nathalie Ergino, directrice de l'IAC, a eu la gentillesse de me donner une véritable carte blanche pour disposer de ce lieu que j'aime beaucoup. A l'origine, j'avais l'idée de réaliser une exposition sur le motif du rideau, mais je l'ai abandonnée et élargie aux thèmes du statut de l'image, de ce qui nous aveugle, du passage et du seuil, etc. L'exposition est née concrètement d'un travail de recherche et d'un dialogue avec chaque artiste. Certains se sont déplacés pour découvrir les espaces d'expositions et tous savaient qui et quoi seraient présentés à ses côtés. Il y a vraiment, par conséquent, un dialogue qui se poursuit de salle en salle et d’œuvre en œuvre. Beaucoup d'artistes ont produit une pièce spécialement pour l'exposition, d'autres ont adapté et réaménagé des œuvres existantes pour l'occasion. Au final c'est une exposition d'artistes et d’œuvres qui ne cherche pas l'attrait d'une "affiche de célébrités", ce qui n'empêche pas, par ailleurs, la présence de plasticiens très connus.

Vous citez dans votre texte de présentation l'écrivain suisse Robert Walser...
Oui, il dit dans un récit qu'il voudrait être un chiffon de poussière et se faire oublier ! Cela m'a fait penser à ces poussières qui tourbillonnent dans un rai de lumière, à cette fameuse épiphanie du réel. L'appréhension du réel et du quotidien est rendue plus aimable quand on a conscience de sa présence. Les artistes nous permettent de percevoir ce réel (parfois ténu) de cette manière en le rendant plus poétique, plus présent, plus ancré dans l'espace. Ce n'est ni romantique ni supra-naturel, il s'agit plus simplement d'une attention au monde. L'exposition ne demande pas pourquoi c'est fait ou qu'est-ce que ça cache, mais elle interroge le «comment c'est fait ?».

La première salle est consacrée à la modernité artistique...
En 1915, c'est le Carré noir sur fond blanc de Malevitch, quelques années avant, le premier ready-made de Marcel Duchamp [Roue de bicyclette, 1913, NdlR]... Avec quelques artistes, je me demande ici : qu'avons-nous fait de la modernité depuis un siècle, c'est-à-dire de la reproductibilité technique des œuvres d'art, de la fin d'une certaine peinture et la naissance de l'abstraction, de la mise en doute généralisée de la représentation et de notre rapport à l'objet (via le ready-made) ? Je me suis basée entre autres sur un texte de la critique d'art américaine Rosalind Krauss sur le «post-médium». Après avoir beaucoup défendu la modernité, la spécificité de chaque médium artistique, Rosalind Krauss revient à une certaine simplicité des pratiques artistiques traversant, dépassant, la division en différentes catégories de médiums (peinture, photographie, vidéo...). Qu'est-ce qui est commun, alors, à la création, au-delà des divisions en disciplines ? Quels en sont les gestes pertinents ?

L'exposition questionne plus qu'elle ne donne de réponses. Et surtout, elle n'est pas immédiatement séduisante ou attractive, et semble plutôt inviter le visiteur à la curiosité...

J'aimerais susciter une expérience chez le visiteur. C'est une exposition que l'on peut parcourir dans un premier temps très vite, et j'aimerais qu'ensuite les gens fassent des retours, des boucles dans son parcours... La modernité pose aussi la question de notre responsabilité. A partir de la modernité, il n'y a plus de promesse d'un au-delà, d'un sens caché dans une œuvre d'art qui attendrait sa révélation. Toutes les informations sont disponibles. Personne, nul dieu ou autre entité mystérieuse, ne viendra changer les choses hormis le sujet humain moderne responsable. Le visiteur est donc un être agissant, sa sensorialité, ses sens sont convoqués en co-présence des œuvres : par le son, les formes, les couleurs, l'odeur parfois de caoutchouc... Les artistes jouent sur des rapports d'échelle ou sur des reflets du visiteur qui activent des formes, sur des œuvres qui ne sont pas immédiatement visibles. Il y a aussi des échos formels entre des pièces qui ne fonctionnent pourtant pas dans le même sens... Rien n'est caché, rien n'est abscons, il n'y a pas de secret pour initiés. En mettant peu d'informations et de cartels, je fais confiance à l'intelligence du visiteur.

RIDEAUX / blinds
A l'Institut d'Art Contemporain de Villeurbanne jusqu'au 3 mai

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