Oliviero Toscani : Vous le reconnaissez ?

Portrait / Tirer le portrait d’un photographe relève à tout le moins de l’exercice saugrenu. Sauf lorsqu’il s’agit d'Oliviero Toscani, qui s’est toujours arrangé pour sortir des cadres trop contraignants. À la fois artiste et homme d’appareil, graphiste et homme d’affaires, ce Milanais aux allures tranquilles, maintes fois couronné pour ses créations, n’est pas à un paradoxe près.

À l’origine, le tête-à-tête avec Oliviero Toscani avait été fixé dans un bar de la Presqu’île, dont le nom ronflant résonnait malicieusement : L’Institution. Mais l’établissement ayant fermé ses portes de manière inopinée et anticipée ce jour-là, l’entrevue se translata aux Négociants voisins. Comme si le hasard avait voulu manifester un brin d’ironie taquine au Janus italien de la photographie. Artiste ou boutiquier ? Créateur inspiré ou adroit faiseur ? Agitateur de conscience ou provocateur rétribué ?

Depuis plus d’un demi-siècle, Toscani suscite le débat et clive l’opinion par des images à double-face, qui vendent en faisant parler ; qui donnent une aura singulière à ce que les yeux ne regardent pas, qui interrogent le consommateur au lieu de lui servir une réponse immédiate. Stratège de la communication — pour les autres comme pour sa propre personne —, le Milanais affiche à 74 ans un flegme souriant et souverain de gentleman farmer, ne masquant cependant pas totalement quelques envies de ruer dans les brancards.

Photo de famille

Ainsi se montre-t-il interloqué, au sortir d’une rencontre avec des apprentis photographes : « Les étudiants sont gentils, civilisés, bien éduqués, mais vulnérables. Il leur manque le mal de vivre et le sens de la révolte. Même dans leurs différences et leurs tatouages, ils sont uniformes. C’est partout pareil en Occident : la pub et les médias les ont conditionnés. On leur a donné de mauvais modèles. »

Venant d’un des plus grands concepteurs d’images publicitaires des dernières décennies, le constat ne manque pas de sel ! Mais Toscani carbure à l’ambiguïté. « Ces jeunes ont plus de cœur que ma génération. Nous, on disait “Don’t trust anyone over 30”, alors un vieux de 74 ans serait venu, je me serais levé et j’aurais dit “allez vous faire foutre !” » Dans l’instant suivant, il se met à ronchonner contre l’excès de politiquement correct, en reconnaissant ses mérites, mais appelant à déborder ses frontières…

C’est, à en croire sa biographie, ce qu’il a fait pour se démarquer à 15 ans, en immortalisant la veuve de Mussolini sur la tombe de son époux. Le portrait connaît un succès mondial, grâce à son père, Fedele Toscani, photographe au Corriere Della Sera et cofondateur de l’agence Publifoto. Enfant de la balle, Oliviero ne s’étonnait pas de voir s’étaler sur la Une du journal de son maître d’école le cliché tiré par son père qu’il avait amené la veille à la rédaction.

« Quand j’ai fait mes premières images, j’ai cru que j’aidais ma famille à se nourrir, comme le fils cordonnier aide son père. Ce n’était pas chic, être photographe. » Le chic et le glamour viendront plus tard. À 15 ans, il a surtout soif d’espace et d’aventures. Sans doute tient-il cela du paternel obsédé par les news, « pas du genre à passer sa retraite à aller donner des cacahuètes aux canards ». Et d’une enfance passée loin de la ville et des bombardements de la guerre, dans un village de montagne au nord de Bergame — un cadre rudimentaire, sans électricité, à l’origine de son amour pour la terre et les animaux qu’il cultivera plus tard en devenant producteur de vin, d’huile d’olives et d’étalons Appaloosa.

Simone de Bon Vouloir

Durant les années cinquante, l’adolescent fasciné par l’architecture sillonne l’Europe en autostop. La France, l’Espagne pour la corrida. Et la Suède, pour les filles : « Elles étaient plus généreuses que les Italiennes, elles nous voyaient comme des gens du Sud, comme les Noirs de l’Europe ». Il sacrifie au rituel des études et décroche en 1965 un diplôme de photographie à l’Université de Zurich. Et met rapidement son talent au service de la presse et des marques de luxe, en refusant toujours de concéder la moindre exclusivité. « Je n’en ai jamais eu et je n’en veux pas. Même pas avec ma femme, et c’est pour ça qu’on est fidèle. À un moment, un titre l’a exigée de moi. Alors, j’ai signé Zorro ailleurs pendant deux ans, jusqu’à ce que les choses soient découvertes… » rigole Toscani.

Harper’s Bazaar, Esquire, GQ, Elle… La liste des titres auxquels Oliviero a émargé est prestigieuse, tout comme celle de ses modèles. Ce qui n’empêche pas les loupés… ni les regrets. Tel Sartre, croisé à la Coupole en 1971. Subjugué par son pull-over rouge, le photographe aborde le philosophe à sa table et lui propose de réaliser son portrait pour la couverture de Vogue Homme. Flatté, Sartre se tourne vers sa compagne « — Qu’est-ce que tu en penses, Simone ? — Tu ne fais pas ça ! », lâche, inflexible, de Beauvoir. « Il m’a regardé déçu comme un enfant… Là, j’ai fait une faute, s’en veut encore Toscani. J’aurais dû demander aux deux en même temps. »

Procès durs, process d'art

En 1982, il commence à œuvrer pour Benetton, « un de mes projets, glisse-t-il avec une désinvolture feinte, celui qui a été le plus vu, pour lequel j’ai travaillé le plus : dix-huit ans. C’est très rare, dix-huit ans. » Suivront 124 campagnes mondiales choc, la direction artistique de la marque et d’un magazine en dix langues, Colors, la création de la Fabrica, et des procès à foison. « C’est facile de parler de ça maintenant. Mais à l’époque, je doutais, je me demandais si je n’étais pas un peu fou. Ce n’est pas facile de gérer les critiques. Enfin, je n’ai jamais été condamné ni en prison, quand même ! »

L’aventure textile s’achève dans la douleur en 2000, après une série sanctionnée aux États-Unis par une chaîne de distribution. Toscani ne manque pas de ressources : Costa-Gavras l’appelle alors pour concevoir l’affiche de son adaptation du Vicaire d’après Hochhuth. « Dans les rushes que je vois, j’entends Kassovitz parler de la religion et l’officier lui répondre : Amen ! J’ai dit à Costa : c’est ton titre. » Deux jours après, il envoie l’affiche reprenant le symbole de la svastika se prolongeant en croix catholique par… fax, enthousiasmant Costa-Gavras. « On a encore eu un procès contre des fondamentalistes catholiques. On a gagné, mais on n’a pas encaissé l’argent : on a encadré les chèques. »

Parmi ses dernières provocations en date, une série sur le mariage réalisée pour la galerie La Hune avec YellowKorner, l’enseigne qui édite ses photographies d’art en édition limitée. Le concept de la photo numérotée et signée étonne Toscani : « Je le fais parce que je trouve ça drôle, mais c’est absurde. » Lui estime que posséder une œuvre d’art originale, c’est un « truc de maniaque » et militerait pour leur confiscation par l’UNESCO, serait prêt à tirer ses multiples photographies à des millions d’exemplaires afin de donner du travail et d’inciter les gens à… collectionner de l’art. Jamais à court d’un paradoxe.

YellowKorner
69 Passage de l’Argue
Centre commercial Confluence au 112 cours Charlemagne

Repères


1942 : naissance à Milan le 28 février. « Je suis né dans un pays fasciste allié avec les Allemands et en guerre contre vous, les Français, alors un peu de respect ! (rires) »

1989 : remporte l’un de ses 4 Lions d’Or pour une campagne publicitaire Benetton

1992 : sa photo Kissing-nun, montrant un prêtre et une nonne échangeant un baiser, crée le scandale ; prix de la Photographie appliquée décerné par le Centre international de la photographie

2007 : campagne pour No-l-ita avec Isabelle Caro, jeune femme souffrant d’anorexie

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