À la Fondation Bullukian, chacun sa route

Bande Dessinée / Jochen Gerner, Nicolas de Crécy, Edmond Baudoin. Trois parcours parallèles qui, défiant les lois de la géométrie euclidienne, concourent en un point : la Fondation Bullukian, où ces maîtres de l’illustration exposent à l’invitation de Fanny Robin et Thierry Prat, en partenariat avec LyonBD Festival. À voir jusqu’à juillet sur inscription, en attendant l’ouverture générale…

Les trois illustrateurs-auteurs de BD dont la Fondation Bullukian présente les travaux se complètent dans une prodigieuse harmonie. Explorateurs de formes, avides de renouvellement, ils partagent aussi ce goût du papier — un peu laissé pour compte aujourd’hui par la jeune génération, souvent contrainte de travailler sur tablette graphique — qui fait s’émerveiller Baudoin d’avoir pu, pour Le Chemin de Saint-Jean (2004), poser ses pinceaux sur un papier d’Arches du siècle passé, miraculeusement trouvé dans les caves d’un papetier, susceptible de défier les siècles sans bouger. Sans bouger ? Voilà tout le paradoxe de la thématique réunissant Gerner, de Crécy et Baudoin : immobiliser ces voyageurs à travers leurs voyages pluriels, réels ou imaginaires, vécus et relatés. Car lorsqu’un artiste use de son médium pour retracer son chemin de vie, la traversée se superlative : par la vertu singulière du talent, l’événement le plus ordinaire peut atteindre à l’épopée, l’insignifiant au sublime poétique.

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La ligne Gerner

Ainsi le Lorrain Jochen Gerner avec Atelier. Carnet de dessins téléphoniques (2008-2019), suite de pages arrachées au bloc-notes sur lequel il gribouille pendant ses communications — et troisième volume de ce projet au long cours après En ligne(s) (1994-2002) et Branchages (2002-2008). Très éloignées de ces superpositions de pattes de mouches abstraites que l’on esquisse tous machinalement, ces compositions ordonnées et presque raisonnées emprisonnent des bribes d’idées, de mots, de plans, de titres d’œuvres, de références et forment (sans être numérotées ni datées) les strates d’un air du temps qui passe, mais aussi d’une mémoire flash ou du reflet du Gerner d’alors. Il est tel le Petit Poucet semant, à défaut de cailloux, des feuilles aux griffonnages ordonnés sur le chemin de son existence.

Ce trait fin, minimaliste et accumulatif accompagne également le projet Grand Vitesse (2009), somme de croquis de choses vues le long de la ligne Paris-Nancy avant et après la mise en service du TGV. À l’opposée, ce membre de l’OuBaPo pratique la surcharge sélective de documents graphiques existants pour en révéler de nouvelles vérités — la démarche d’emballage de Cristo n’était pas très éloignée. Sa carte géographique des États danubiens (2018) recouverte de peinture acrylique grise ne laisse entrevoir que des syllabes éparses reliées entre elles comme des onomatopées dans des phylactères ou des molécules stylisés dans une soupe primitive. Un désordre confus de mille locuteurs, là où auparavant apparaissait une unité territoriale… Quelle métaphore babellienne !

Paysage de Crécy

Natif de Lyon, Nicolas de Crécy revendique quant à lui de ne pas raffoler du réalisme. Voilà pourquoi il faut chercher dans son dessin si parfait les éléments trahissant, comme chez Lynch, le basculement vers un ailleurs insoupçonné au premier regard. Si les illustrations extraites des Amours d’un fantôme en temps de guerre (2018) se révèlent sur ce point explicite, les planche de Visa Transit (2020), réclament de gratter davantage : l’auteur y fouille les souvenirs d’un voyage en Turquie, mais comme la mémoire est, sinon sélective, du moins fantasque, l’imagination s’engouffre dans les interstices et comble les trous de l’oubli autant que les lecteurs du récit. Le chemin, déjà escarpé, gagne en relief.

Mais le plus saisissant dans cet accrochage s’avère l’échantillon de sa série Architectures. Des paysages de bâtiments plus ou moins industriels, de parcs et jardins extraordinaires (ou effroyables de solitude), de vues de constructions diverses et variées en toutes saisons, exécutées au fusain, à l’aquarelle ou l’encre. Le point commun de ces panoramas aussi variés que somptueux dans l’évocation de Marienbad, de la Villa Medicis ou de tel complexe industriel hérité du XIXe et ravaudé de rustines contemporaines ? Leur non-existence, tous étant le fruit de recompositions mentales ou d’un surgissement spontané de la main de l’artiste, les créant pour se “reposer“.

Les routes Baudoin

Le repos, Edmond Baudoin ne le connaît pas — alors que le mot “humaniste” semble avoir été forgé pour sa personne. Lui qui aura quatre fois vingt ans l’an prochain conserve une silhouette de jeune homme, un trait toujours aussi efficace, une parole politique (au sens premier) forte ainsi qu’un enthousiasme et une bienveillance donnant foi en l’avenir. C’est donc un bonheur que de voir “en grand” quelques-unes de ses planches offrant un raccourci de ce qu’est sa trajectoire (encore longue, on l’espère) dans le panorama du 9e art. Trajectoire où le geste a toute son importance pour cet amoureux de la danse : il s’est d’ailleurs employé à en explorer les mystères dans Corps collectif, danser l’invisible (2019). Trajectoire où la question de “l’autre” apparaît évidemment fondamentale, cet autre venu d’ailleurs et entravé par des frontières absurdes : les migrants de la vallée de la Roya dans Humains. La Roya est un fleuve (2018) où avec Troubs, ils leur donnent visages et parole ; ceux qui périssent sur les rivages européens dans Méditerranée (2016)…

Mais l’exposition propose aussi un retour intime à travers l’évocation onirique que constitue son album Piero (2011) et surtout deux ouvrages de retour sur soi. L’un est connu, c’est Le Chemin de Saint-Jean (2004), collage (au sens propre) de souvenirs d’enfance dessinés et écrits au noir de Chine, parsemés de textes d’une insondable poésie. Et puis apparaissent les fragments inédits de Fleurs de cimetière, les carnets secrets de Baudoin, témoins de ses essais, journal artistique et intime non avoué d’une carrière riche d’encore tant de facettes. Des recueils d’inconscient à l’état brut — un peu le pendant des carnets téléphoniques de Gerner…

Ajoutons pour terminer que l’exposition se complète d’une apostille consacrée aux étudiants de l’École Emile-Cohl présentant leurs travaux de gravure (linogravure, pointe sèche, eau forte, aquatinte…) Une manière habile de confronter, au moment de sortir de l’accrochage, les regards des visiteurs à des œuvres d’artistes eux-aussi à la croisée des chemins, puisqu’ils s’engagent dans leur vie professionnelle. La boucle n’est pas bouclée : elle se prolonge à l’infini…

À la croisée des chemins : Edmond Baudoin, Nicolas de Crécy, Jochen Gerner
À
la Fondation Bullukian jusqu’au 17 juillet sur réservation uniquement

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