Stéphane Caruana : « Hétéroclite était un OVNI il y a quinze ans, ça l'est toujours aujourd'hui »
Interview

Stéphane Caruana :
« Hétéroclite était un OVNI il y a quinze ans, ça l'est toujours aujourd'hui »

En avril 2006, Renan Benyamina, Dorotée Aznar et Marc Renau (directeur de la publication du Petit Bulletin) lançaient Hétéroclite, le journal gay mais pas que. 10 000 exemplaires (le double aujourd’hui), pour rendre visible cette minorité. Sans aucune concession, avec sérieux et drôlerie aussi, ce gratuit fête en ce printemps ses quinze ans. Son rédacteur en chef Stéphane Caruana revient pour nous sur cette aventure hors du commun.

Par Nadja Pobel / Le Petit Bulletin Lyon

Quand le premier numéro parait en avril 2006, ce journal était-il un OVNI dans le paysage de la presse ? Et comment le définir aujourd'hui ?

Stéphane Caruana : C'était un OVNI il y a 15 ans, ça l'est toujours aujourd'hui. C'est une proposition unique en son genre dans le sens où il n'y a pas, en France, de gratuit LGBT+ avec un vrai contenu de qualité sur l'aspect culturel, un ancrage communautaire auprès des associations, des commerçants gay et lesbiens de Grenoble, Lyon, Saint-Étienne. Les autres publications gratuites sont généralement uniquement orientées vers un public d'hommes gay et ce sont des pages de pub avec un contenu réduit au strict minimum disponible dans les bars et les boites.

Le journal a été complété par deux offres parallèles, Sissy et Oùt. Que recouvrent-elles ?

Oùt a été proposé pour marquer le temps de la Marche des Fiertés, distribué à ce moment-là. L'idée est d'avoir un support qui permette de trouver toutes les adresses des associations et commerces sur la région Rhône-Alpes. On n'a jamais intégré l'Auvergne car c'est compliqué de le développer, il n'y a pas beaucoup d'adresses. L'idée était d'avoir un annuaire annuel de tous ces lieux pour permettre aux touristes et aux gens vivant ici d'avoir des références et des contacts assez faciles.

Sissy est arrivé ensuite, Tutu de son premier nom. Ça a d'abord été, pendant trois ans, un guide tiré à part pour avoir, à l'automne, un panorama de la saison culturelle à venir, en termes de propositions culturelles LGBT+ et féministes, sur toute la région — Auvergne comprise avec même parfois des incursions en Suisse. C'est désormais intégré au numéro de septembre.

« On a toujours été assez critique sur le fait que le mariage pour tous était une façon de normaliser l'homosexualité en imposant un modèle bourgeois patriarcal. On n'était pas forcément pour le mariage ni homo ni hétéro »

Est-ce que ces questions LGBT+ se sont démocratisées dans le champ culturel en quinze ans et sont sorties d'une niche ? Me semble-t-il, il y a quinze ans très peu de salles proposaient ces thématiques dans leurs spectacles ; aujourd'hui, il y a de nombreux événements jeune public sur la question du genre, par exemple.

Oui, c'est un constat qu'on a fait à Hétéroclite. Dans les premiers numéros, il s'agissait peut-être de trouver des spectacles de niche et de les faire connaitre au public. Maintenant, beaucoup d'artistes se sont emparés de ces thématiques et on en retrouve dans tous les théâtres de la ville, dans les institutions, des Célestins aux Subs en passant par les petites salles. Ça a infusé dans la culture accessible au plus grand nombre. Ça se développe aussi effectivement beaucoup dans le jeune public.

De manière générale, les questions LGBT+ et féminisme à l'égard des enfants se développent un peu partout, notamment en littérature, en théâtre. C'est une nouveauté par rapport à ce que l'on a connu il y a quinze ans et ça a conforté la raison d'être d'Hétéroclite, car le journal n'a jamais eu pour ambition de s'adresser uniquement à la communauté LGBT+ de Lyon, Grenoble ou Saint-Étienne — c'est le fameux « gay mais pas que » qui a longtemps été la baseline, maintenant c'est « transpédégouine mais pas que » — mais c'est la même chose. Le fait qu'on soit distribué dans les lieux culturels de ces trois villes permet aux spectateurs de théâtre, cinéma, expos, de nous trouver et de se plonger dans les articles sans se sentir exclus car ils ne feraient pas parti de la communauté LGBT+. La ligne directrice est confirmée par le fait que ces questions sont de plus en plus visibles dans la société, il y a des débats avec le mariage pour tous, la PMA…

La question de l'égalité femme-homme est heureusement de plus en plus prise en compte. Ces questions sont régulièrement au cœur de l'actualité — pas forcément bien traitées — et ça nous a renforcés en tant que médiateur par rapport au public. Car finalement, le rôle d'Hétéroclite est d'apporter de l'information à des gens issus de la communauté LGBT+, mais aussi de permettre à d'autres qui ne le sont pas de s'y intéresser un peu.

Ces quinze années ont été traversées par le vote en 2013 de la loi en faveur du mariage pour tous — vous contestiez déjà l'appellation, disant qu'on pouvait le nommer "mariage homosexuel", ce mot pouvait être prononcé. Ce n'était pas une victoire car il occultait la place de la PMA pour toutes. Vous avez toujours été très vigilants face au pouvoir politique et à ce qu'une avancée ne masque pas des renoncements.

Oui la vigilance est nécessaire. Ce que Romain Vallet [NdlR : rédacteur en chef de 2010 à 2018 et toujours contributeur] avait bien pressenti dans ses éditos à l'époque du mariage pour tous (encadré ci-dessous) était qu'à l'époque tout le militantisme s'était concentré là-dessus comme si plus rien d'autre n'existait. Et chez Hétéroclite, on a toujours été assez critique sur le fait que finalement le mariage pour tous était une façon de normaliser l'homosexualité en imposant un modèle bourgeois patriarcal. On n'était pas forcément ni les uns ni les autres pour le mariage ni homo ni hétéro. Le fait d'avoir le droit de se marier était surtout une possibilité de pouvoir refuser de se marier.

Là où l'Histoire nous a donné raison, c'est que la PMA pour toutes devait être votée en même temps que le mariage pour tous ; ensuite, ils ont dissociés les deux car le pouvoir public a laissé tellement de place à la Manif pour tous — alors que la voix de ce groupuscule ne concernait pas tant de gens que ça — qu'il a complètement reculé. Et au final, huit ans après le mariage pour tous, la PMA n'est toujours pas adoptée. Elle n'a cessé d'être repoussée pour des raisons plus ou moins fallacieuses. Dernièrement, évidemment, c'est à cause de la Covid. Il y a eu une lecture à l'Assemblée cette année, une autre au Sénat mais ce n'est pas encore revenu à l'Assemblée.

Il faut être vigilant face à l'ensemble des politiques. De la droite on n'attend rien, il n'y a pas de surprise mais quand la gauche est au pouvoir, les communautés LGBT+ attendent des signes positifs et sont forcément plus critiques. La question du mariage a tellement tout cristallisé, il n'y avait plus aucune exigence qui pouvait être portée en dehors de ça que c'était évident qu'il y aurait un retour de bâton. C'était perceptible. À la rédaction, on savait bien que ça avait épuisé un certain militantisme, que ça avait surtout fermé des horizons sur des modes de vie différents qui ne sont pas uniquement pour les homos — ne pas valoriser forcément le couple ou la famille, valoriser des modes de vie alternatifs — et tous ces discours-là ont disparu car il fallait soutenir le mariage pour tous. Donner un cadre législatif était important mais ce mariage ne peut pas non plus être l'alpha et l'omega d'une vie. On peut aussi espérer et vouloir inventer autre chose.

« Sans qu'on le verbalise, on a aussi envie de légèreté, de rire des clichés, rire de nous. On n'est pas sinistres  »

Le journal n'est pas l'ami de toutes les associations. Vous êtes parfois critiques envers elles.

On n'est pas le bulletin mensuel des associations LGBT+. Ce qui nous intéresse est de mettre en avant leurs actions et de travailler en coopération avec elles. Mais on n'est pas toujours d'accord avec leurs décisions et parfois on le dit, quand par exemple des associations sont très cloisonnées et ont du mal à aborder la question trans alors que notre politique a toujours été d'être le plus inclusif possible. Certes, nous sommes un média LGBT+, mais on n'est pas le porte-voix de l'ensemble des associations LGBT+.

Il y a aussi, dans ce journal, outre l'aspect culturel et sociétal, un versant drôle — l'éroscope, la recette de Boubi, le courrier des lecteurs de Guillaume Ophobe, la rubrique mode avec la penderie d'Hétéroclite... À quel point cet aspect est important au cœur de sujets très réflexifs ?

On est la plupart du temps du temps très sérieux. C'est notre patte. Je pense que c'est une bonne chose mais c'est bien aussi d'avoir des moments de respiration avec ces articles plus légers qui permettent de rentrer dans le journal ou de fidéliser le lectorat. Je pense qu'on en a besoin. Ce ne sont pas pour autant des choses bêtes — l'idée est de rester exigeant sur ce qu'on fait. Nos titres d'articles sont toujours un peu décalés.

On traite des problématiques sérieuses, qui mettent parfois en jeu des situations dures à vivre pour certaines personnes et qui demandent à être traitées de manière sérieuse. Il faut un peu de pédagogie pour être clair tout simplement. On ne peut pas se permettre de faire les clowns au milieu des articles. On perdrait le public. Donc, sans qu'on le verbalise, on a aussi envie de légèreté, de rire des clichés, rire de nous. On n'est pas sinistres.

Et on s'aperçoit qu'au travers du prisme LGBT, on peut parler de tout. En 2006, il est question de tennis, par Pierre Prugneau — qui signe aujourd'hui des éditos dans L'Équipe — via Amélie Mauresmo, tout juste vainqueure, en Australie, d'un tournoi du Grand Chelem, et qui avait fait son coming-out sept ans plus tôt avec notamment la une de Paris Match avec sa compagne, une première.

Il est de plus en plus vrai qu'on peut parler de secteurs très différents. Elle était un peu seule à faire son coming-out lesbien dans le sport à ce moment-là. Elle était en avance. Dans le sport, ça commence à bouger un peu. On sent que ça ne peut pas être le dernier bastion sans gay ni lesbienne.

Partant du prisme de la communauté LGBT+, on a toujours tendu vers la question des identités minoritaires ou des minorités culturelles et donc évidemment le lien est facile car la lutte LGBT+, la lutte pour le droit des femmes rejoint la lutte anti-raciste. Ça fait sens d'aborder ces questions-là car, historiquement, ce sont des luttes qui ont pu utiliser les mêmes outils, qui ont pu être solidaires — ou pas. On retrouve ces nœuds-là, ils se font. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui l'intersection. À Hétéroclite, on veut le porter car ces luttes participent d'un même mouvement qui veut renverser une même domination. Elle ne s'exprime pas forcément de la même façon pour chacune des personnes concernées — que l'on soit un homme gay blanc ou une femme noire lesbienne, on ne vit pas l'oppression de la même façon — mais le processus de domination est le même, l'ennemi est commun.

Il en va de même pour les victimes d'agressions sexuelles dont on n'a longtemps pas entendu la voix. Tout participe de la même chose : un système patriarcal qui relègue au second plan tout ce qui n'est pas un homme cis blanc.

« A partir du prisme de la communauté LGBT, on a toujours tendu vers la question des identités minoritaires ou des minorités culturelles  »

Est-ce que le journal a été mal reçu parfois ? Des endroits où il n'a pas pu être distribué ?

Sûrement, mais ça n'a jamais été fait de manière franche et directe. Dans les institutions culturelles, jamais personne ne nous a dit de ne pas poser le journal. Nous sommes parfois plus ou moins bien mis en évidence mais ils soutiennent le projet. Concernant les commerces — les petits nous disent en face s'ils ne nous veulent pas — nous avons été supprimé d'une librairie dans un centre commercial, au prétexte officiel qu'il n'y aurait plus de distribution de journaux gratuits, mais Le Petit Bulletin a pu rester... On avait eu un souci à l'Hôtel de Région aussi car, à l'époque, le FN tentait de doubler Laurent Wauquiez sur sa droite en le mettant face à ses contradictions de soutien à la Manif pour tous et de laisser Hétéroclite disponible dans le hall du site. Peu de temps après tous les journaux ont été retirés de l'Hôtel de Région. On ne sait pas si ça a un lien direct.





Un mot sur les choix graphiques de Une avec une œuvre artistique pleine page...

Il y a toujours eu l'idée d'avoir une Une déconnectée du contenu, mais qui soit belle, qui puisse donner à voir le travail de photographes (Philippe Pétrémant au début, Cédric Roulliat, Marion Bornaz, Sarah Fouassier… aujourd'hui Nadia Khallouki) ou illustratrice (Virgine Keaton pendant une saison). On essaye aussi d'avoir des artistes locaux.

Combien êtes-vous à faire ce journal ?

Nous sommes une quinzaine mais un seul plein-temps.

Quand revenez-vous ?

J'aimerais sorti un numéro en juin mais je ne peux pas être plus précis. Le dernier numéro est sorti début septembre 2020. Nous sommes passés en bimestriel avec ce numéro de rentrée septembre-octobre 2020. Car cette saison 2020-21 s'annonçait incertaine à cause de la Covid-19 et c'était une façon de rationaliser les coûts, mais aussi de repenser la forme d'Hétéroclite, dans une version plus magazine avec des articles de fond et des rubriques récurrentes moins en prise directe avec l'actualité.

La nécessité du journal ne s'est pas amoindrie en quinze ans malgré quelques progrès sociétaux…

Non. C'est ce que je dis dans l'édito d'avril. La ligne éditoriale du journal fonctionne encore aujourd'hui donc on continue, on se développe, on fait des bouquins (Braise-moi, un livre de recettes qui joue autour des clichés LGBT+ et féministes par Émilie Bouvier et mis en photo par Anne Bouillot, puis Lyon City Guide - Art urbain un guide du street art à Lyon par Sarah Fouassier) et on va continuer à en faire. On en prépare un sur les questions LGBT+ et féminisme.