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La danse, à chaud

Portrait / Jérôme Bel transmet The Show must go on aux danseurs du Ballet de l'Opéra. Décryptage d'une pièce mythique avec son créateur, génie «sans qualités». Jean-Emmanuel Denave

Résumons la situation : The Show must go on est une pièce-ovni, à la fois énorme et dérisoire, fulgurante et désinvolte, insufflant à la danse, à ceux qui la font comme à ceux qui la regardent, une folle bouffée d'oxygène. D'ailleurs, chez Jérôme Bel, la frontière est définitivement brisée : interprètes et public s'en vont danser, yeux dans les yeux, sur une sorte de grand plan horizontal, anonyme, libre, insensé, émouvant. Oui, répétons-le, un grand plan d'immanence avec ses zones de turbulences, ses devenirs en zigzags, ses trous noirs ou jaunes, ses pics d'intensités passant du coq à l'âne, ses petits moments un peu mornes et moches, ses grandes solitudes, ses déceptions, ses rédemptions douces, son flux sans esbroufe qui, envers et contre tout, continue, ne s'éteint jamais, ici et maintenant, dans une salle de spectacle, «avec des gens dans le noir qui regardent des gens dans la lumière». N'en révélons pas trop : vous verrez et entendrez les vingt-huit danseurs du Ballet de l'Opéra en tenue de tous les jours, technique et virtuosité laissées au vestiaire, des tubes universels (Beatles, Bowie, Piaf, Police, Paul Simon, Lionel Richie...) passés par un Dj et illustrés mot à mot par les interprètes, une scène ample s'ouvrant sur son dehors et comme «respirée» par les entrées et les sorties des interprètes, une bonne dose d'humour, une communauté qui se fait, se défait et se refait, nous invitant sans cesse à la rejoindre... Face à face
«Cette pièce n'importe qui peut la danser, même Jean-Marie Le Pen à la limite ! C'est tout le monde, c'est une communauté, c'est le plus petit dénominateur commun que nous avons en partage, c'est une pièce avec un maximum d'identification possible entre les interprètes et le public», commente le chorégraphe. «Ma question de départ était la suivante : pourquoi, à l'heure d'Internet et d'Hollywood, ça continue quand même le spectacle vivant, qu'est-ce qu'on fait là tous les deux (le performeur et le spectateur), qu'est-ce qui est en jeu dans cet espace-temps singulier, qu'est ce cette co-présence VIVANTE qu'on ne trouvera nulle part ailleurs ? ». Comme pour ses autres pièces, Jérôme Bel a fixé un certain nombre de principes a priori pour la création de son Show, se refusant à y injecter la moindre parcelle de romantisme, de subjectivité lourdingue ou d'affects imposés : «La règle du jeu a été décidée avant : créer une communauté d'hommes moyens, sans qualités, avec une liste de tubes Pop qui appartiennent à tous. Faire en sorte que la musique soit un peu le chorégraphe, m'effacer le plus possible. Il n'y a pas d'inspiration, je ne suis jamais «inspiré», je travaille beaucoup d'après des textes (la sociologie de Bourdieu notamment pour cette pièce, sa notion d'habitus, ou encore les romans de Michel Houellebecq). C'est un travail de pensée, je ne cherche pas l'émotion, sinon c'est tout de suite Hollywood et les violons. Je sacrifie tout au sens. Dans le Show, le face à face, la complexité d'un visage humain est toujours plus compliquée que la plus brillante des chorégraphies. Ce qui m'intéresse par-dessus tout c'est l'idée de présence. Je demande simplement aux interprètes d'être, d'être là. Idéalement, aucune répétition ne devrait être nécessaire». L'émotion en prime
Jérôme Bel utilise aussi beaucoup de clichés (musicaux, chorégraphiques ou autres) et les retourne comme des crêpes pour en faire de la pâte à réflexion et à émotions, sans ironie ni méchanceté mais avec toujours avec humour. Pâte légère. Une crêpe c'est horizontal et c'est forcément quelque chose qu'on met en commun (qui s'est déjà préparé des crêpes pour soi seul ?), un peu comme la pièce de monnaie de Mallarmé dont on partage l'un l'autre une moitié, la crêpe-symbole. Mais pourquoi l'émotion non recherchée a priori s'éveille-t-elle néanmoins, et fortissimo, en nous ? «Les spectateurs inventent leur propre spectacle. Il y a aussi la forte empathie due aux chansons Pop... Pour la première fois dans mon travail, cette pièce trouve un équilibre entre le conceptuel et un substrat inconscient. L'émotion ici m'échappe, et elle est peut-être d'autant plus forte qu'elle n'a pas été voulue, décidée. C'est une émotion non imposée : les gens se révèlent à eux-mêmes une partie de leur sensibilité. Je ne désirais pas travailler sur l'émotion, mais quand elle surgit je ne veux pas non plus la réfréner. D'ailleurs, depuis le Show je commence à m'intéresser aux émotions, à l'inconscient. Jusqu'à présent j'étais uniquement «scientifique» avec Bourdieu, le positivisme, mais je me rends compte que quelque chose d'autre agit, une force peut-être... Et comme de bien entendu, l'inconscient intervient dans mon discours !» Un pied de nez à la logique donc, et ce n'est pas le seul : après une heure trente, vous verrez, quand Show must go on se termine, Show must go on commence ! Il y a une sorte d'ultime passage de relais de la scène à la salle. Un moment d'une grande intensité qui traduit si bien cette volonté deleuzienne de «parler pour les gens qui n'ont pas d'art, de donner la voix aux personnes qui ne dansent pas forcément bien, ni héros ni anti-héros, ce qu'on est tous». Fort, très fort.The Show must go on de Jérôme Bel
À l'Opéra de Lyon,
jusqu'au 20 septembreInstallation du chorégraphe au Musée d'Art Contemporain,
dans le cadre de la Biennale,
jusqu'au 6 janvier 08

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