L'oeil de Glass

Aux Nuits de Fourvière, Philip Glass jouera pour la première fois en France la partition qu'il a composée pour le dernier volet de la trilogie Qatsi de Godfrey Reggio. L'occasion de revenir sur les rapports que Glass entretient avec l'image en général et le cinéma en particulier. Christophe Chabert

Quand Philip Glass accepte en 1976 de travailler avec Godfrey Reggio sur Koyaanisqatsi, ce n'est pas sans réticence. L'idée de créer une partition pour un film ne l'enthousiasme guère, et c'est vraiment la spécificité du projet qui lui donne envie de franchir le pas. 20 ans plus tard, Glass est désormais un des musiciens incontournables en matière de bande originale de films, ses services étant loués aussi bien pour des films indépendants que pour des productions plus ambitieuses commercialement. Un renversement de situation qui est aussi le reflet de l'itinéraire personnel de Glass, parti de la musique "savante" pour se rapprocher ensuite de formes plus populaires, refusant de se laisser enfermer dans un ghetto élitiste de "music snobs" (comme il nous le déclarait en l'an 2000).

70 : Reggio, un après-Wilson

L'expérience cinématographique de Glass avec Koyaanisqatsi découle pourtant logiquement de son travail antérieur avec Bob Wilson. Le metteur en scène, à l'époque, invente un théâtre bâti sur le visuel, l'image, la lumière, et l'association avec Philip Glass pour l'opéra Einstein on the Beach marquera l'aboutissement de cette première manière. Il faudra attendre que le cinéma lui propose un projet du même ordre, où sa musique n'est pas qu'illustrative mais où elle participe à l'esthétique générale du film, pour que Philip Glass mette son talent au service d'une industrie qu'il regarde avec suspicion. Or, Koyaanisqatsi est loin de toute tentation commerciale : film-rêve empreint de spiritualité et de métaphysique, il se présente comme une symphonie d'images dans laquelle la musique vient apporter une dimension supplémentaire. La partition de Glass n'est pas très éloignée de ses compositions personnelles de l'époque ; au contraire, elle est typique du style Glass, celui qui a fait sa renommée internationale. Mais elle prend, grâce aux visions époustouflantes de Reggio, une ampleur étonnante. Et on sent que le discours du cinéaste concernant l'emprise grandissante de la technologie sur l'humanité touche profondément le compositeur, dont une partie de l'apprentissage s'est faite en Inde aux côtés de Ravi Shankar.

80 : l'apprentissage des studios

Après trois ans de travail pour terminer Koyaanisqatsi, Glass reprend les chemins du concert et de l'opéra. C'est Paul Schrader qui le poussera à composer à nouveau pour le cinéma, et cela donnera la musique magnifique de Mishima. Le thème créé par Glass, absolument somptueux, est digne de figurer au panthéon des plus grandes musiques de films. Hollywood voit alors tout ce que la musique de Glass possède de "cinématique", et il va devenir au fil du temps un "nom" qui compte pour les executives. Glass n'est cependant pas dupe de cet engouement ; il sait que rares sont les projets où il peut être intégré au processus de création, et que la plupart du temps on lui demande surtout de "faire du Philip Glass". Ce qu'il fera brillamment d'ailleurs pour des objets aussi mineurs qu'Hamburger Hill, film de guerre signé John Irvin surfant sur l'après-Platoon, ou Candyman, shocker chiadé s'engouffrant dans la brèche ouverte par Wes Craven avec sa série Freddy Krueger. Au milieu de ces séries B, Glass poursuit la trilogie Qatsi avec Powaqatsi, douteux catalogue de "belles" images sur le tiers-monde façon Benetton, que le compositeur va relever en livrant une musique puissante et singulière.

90 : ciné-concerts et aventures

Les années 90 sont pour Glass une occasion d'ajouter d'autres cordes à son arc : d'abord en créant un opéra très largement inspiré de La Belle et la Bête de Jean Cocteau ; puis en en enregistrant une nouvelle partition pour le Dracula de Tod Brownning. Challenge complexe car il s'agit d'un film parlant, et pas comme souvent pour les ciné-concerts de l'époque un classique du muet. Glass fera ensuite une tournée pour jouer live sa musique de Dracula avec le Kronos Quartet, dans un dispositif où les musiciens apparaissent en transparence derrière l'écran, entrant dans le cadre comme un commentaire visuel et sonore des images. À la même période, il compose ce qui reste sa plus marquante participation à un long-métrage : la musique de Kundun de Martin Scorsese, projet ambitieux et généralement mésestimé autour du Dalai Lama. Comme avec Reggio, mais à l'échelle d'un film de studio, Glass travaille avec Scorsese à toutes les étapes de fabrication, mais plus spécialement pendant le montage. Le résultat, saisissant, retrouve l'esprit de Koyaanisqatsi, à la fois onirique et spirituel, entre trip narcotique et méditation bouddhiste. Les sublimes fondus enchaînés notamment, réalisent magnifiquement cette fusion entre la grammaire cinématographique, l'approche musicale et le sujet même du film.

2000 : la fin d'un cycle

Aujourd'hui, le nom de Philip Glass se retrouve au générique de films en tout genre. Simple reprise de ses "tubes" (comme la semaine prochaine dans La Moustache d'Emmanuel Carrère), variations peu surprenantes autour de son répertoire (avec l'acclamé The Hours, décalque à peine déguisé de sa musique de Mishima, qui lui vaut une nomination à l'oscar), piochant sans complexe dans le "catalogue Glass" (comme avec The Truman Show), jusqu'à la boucle bouclée de la trilogie Qatsi avec le dernier volet, Naqoyqatsi, et son interprétation live à travers le monde. Mais Philip Glass utilise aussi cette popularité pour soutenir des projets alternatifs, comme une caution supplémentaire apportée à des films indépendants. Ainsi du très beau L'Autre rive de David Gordon Green, où son nom voisine pour la première fois celui de Terrence Mallick, producteur du film. Une association qu'on rêve de voir s'épanouir pleinement dans le futur Nouveau monde réalisé par Mallick, tant le metteur en scène de La Ligne rouge partage de points communs avec le compositeur. Le dialogue entre Glass et le cinéma est loin d'être fini...

Naqoyqatsi
De Godfrey Reggio, musique de Philip Glass interprété live avec le Philip Glass ensemble Aux Nuits de Fourvière le mercredi 5 juillet.

pour aller plus loin

vous serez sans doute intéressé par...

Lundi 25 avril 2022 Toujours curieux et singulier, le festival Superspectives accueille cette année quelques grands noms de la musique contemporaine et expérimentale : Gavin Bryars, Alvin Curran, Charlemagne Palestine…
Mardi 4 janvier 2022 La musique dite savante ne s’arrête pas à Mahler ni même à Stravinsky (que nous serons heureux de réécouter cette année), et son cœur bat toujours aujourd’hui. Ce que nous rappellent notamment la Biennale des Musiques Exploratoires et la...
Jeudi 4 novembre 2021 En plein mois de novembre, Bertrand Belin et Agnès Gayraud aka La Féline prennent d'assaut l'Opéra Underground pour une carte blanche musicale dont la diversité le dispute à l'exigence, au point de transformer la chose en semaine de la découverte.
Vendredi 10 janvier 2014 En écho au festival stéphanois Nouveau Siècle, Philip Glass, 76 ans, investit pour un soir le théâtre de la Renaissance. Au programme, un récital des œuvres les plus marquantes pour piano solo de celui qui est présenté tantôt comme le plus populaire...
Jeudi 2 janvier 2014 A force de la pratiquer, on le sait, la programmation musicale n’est régie par rien d’autre que les antiques lois de l’éternel retour. Nouvelle année, nouveau printemps, perpétuel recommencement. Stéphane Duchêne.

Suivez la guide !

Clubbing, expos, cinéma, humour, théâtre, danse, littérature, fripes, famille… abonne toi pour recevoir une fois par semaine les conseils sorties de la rédac’ !

En poursuivant votre navigation, vous acceptez le dépôt de cookies destinés au fonctionnement du site internet. Plus d'informations sur notre politique de confidentialité. X