«Une utopie qui a mal tourné»

Entretien / Philippe Faure, directeur du Théâtre de la Croix-Rousse. Propos recueillis par DA

Petit Bulletin : Vous étiez très jeune en 68 mais vous avez vécu une expérience particulière...
Philippe Faure : Au moment de Mai 68, j'avais une quinzaine d'années et j'ai perdu ma mère. Je ne sais plus exactement comment cela s'est passé, mais je me suis retrouvé à vivre dans une communauté, montée des Forts, près de Caluire. Nous étions une dizaine à habiter là, âgés d'une vingtaine d'années : une Anglaise, un mec qui travaillait à la SNCF... Mai 68 c'était cela : la réunion de personnes qui n'avaient rien à faire ensemble, qui ne se connaissaient pas et ne seraient pas conduits à se revoir ensuite.Comment s'organisait votre vie au quotidien ?
Tous les soirs, des gens passaient dans notre maison, nous étions souvent plus d'une trentaine. Parmi ceux qui vivaient dans la communauté, il y avait les gens qui travaillaient et qui utilisaient leur salaire pour nourrir les autres et les plus malins, ceux qui ne travaillaient pas mais maîtrisaient le discours. Le moment d'utopie a été de croire à l'égalité. Plus tard, quand j'ai pris la direction du théâtre de la Croix-Rousse, j'ai recroisé des mecs qui ne se sont jamais remis de cette époque, ils y avaient cru et n'ont pas réussi à rebondir.Mais avant ce mouvement à quoi ressemblait votre vie d'adolescent ?
Lyon était une ville morte, une ville catholique où il ne se passait rien. 68, ça a été la circulation de gens, le monde traditionnel volait en éclats. On ouvrait les portes, tout le monde allait chez tout le monde et on a sincèrement cru que c'était la liberté. Il y avait cette idée de disponibilité, tout le monde pouvait parler à tout le monde. Pour moi qui étais issu d'une famille traditionnelle où on ne m'avait jamais demandé mon avis, c'était absolument extraordinaire. Nous n'avions aucune idée de l'individualisme et chacun pensait qu'il ne pouvait pas vivre sans les autres. Beaucoup ont pensé que cela allait devenir la règle.Mais en dehors de ces communautés, y avait-il des espaces de sociabilité dans la ville ou n'y avait-il aucune vie à l'extérieur ?
Il n'y avait pas de vie dehors, nous nous retrouvions dans des appartements ou dans des squares. On n'allait pas dans des bars ou dans des boîtes, on allait chez les gens. C'est pour cela qu'on y a cru d'ailleurs, parce que tout se faisait dans l'intime. Avant 68 à Lyon, la vie était rythmée par la tradition catholique : on se levait tôt et on se couchait tôt. En 68, on a évacué tous les codes, on ne dormait plus, on se levait à 14 heures... Tout cela n'existait pas avant et était impensable. La liberté s'est manifestée en éliminant à la fois les codes sociaux et les codes temporels. On s'est retrouvé dans une position où même si on ne comprenait pas les aspects politiques du mouvement, ce que l'on voyait, c'était cette liberté de circulation toute nouvelle. C'était une sorte de grande fête perpétuelle et le choc a été qu'en province, le peuple n'a pas vu finir le mouvement. Un jour, les lumières et la musique se sont éteintes, la fête qu'on pensait voir durer toujours était finie et beaucoup se sont retrouvés comme des cons.L'évocation de cette période vous attriste ?
Oui, pour moi, ce mouvement est d'une infinie tristesse, pour les «petits», cela a été pire après qu'avant. Après qu'on a ouvert toutes les portes, la société d'après s'est installée. Seuls les plus malins s'en sont sortis. C'est une période que je n'aime pas, une utopie qui a mal tourné et qui a laissé le peuple sur le carreau.

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