Godspeed You ! Black Emperor

Allelujah ! Don't Bend ! Ascend ! (Constellation.Differ-ant)

C'est des manières de revenir ça ? Pas de disques pendant dix ans – mais des projets parallèles en pagaille – et un premier titre de vingt minutes qui vous colle au mur, un bazooka sur la tempe, sous le doux nom de Mladic. Oui, Mladic, comme le sémillant boucher de Srebrenica – bon, n'y voir aucun hommage, c'est pas le genre de la maison. D'ailleurs ce n'a jamais été le genre Godspeed que de faire les choses comme tout le monde, on l'aura compris de longue date. Toujours est-il qu'alors qu'il fête en grande pompe les 15 ans de Constellation records – avec, entre autres réjouissances, trois jours de festivités à Berne en novembre – quand tant d'autres labels indépendants ramassent leurs dents ou se font poser des ratiches en plaqué or par des majors, le collectif fait un come-back impressionnant.

Car, qu'on se le dise, malgré les années de silence discographique, Godspeed You ! Black Emperor n'a rien perdu de son esprit guerrier. Et a su rester cette formation commando qui envoie ses forces spéciales dans les coins les plus reculés de la musique pour en exfiltrer des sons et des ambiances que personne n'aurait été en mesure d'aller chercher. Un peu comme dans les films de Chuck Norris mais en mieux et sans le côté réac' à compléments capillaires. De cette quête, les huit GY!BE ressortent exsangues – l'auditeur on ne vous en parle même pas, tant les morceaux qui en résultent sont de véritables rouleaux-compresseurs (volants) mêlant, comme sur Mladic donc, des ouragans de musique orientale et des rafales de drones.

Rock d'après

Sur la pochette du disque : une maison carrée qui ressemble comme deux gouttes d'eau à ces bâtiments de rien que l'on explose à l'autre bout du monde (Irak, Afghanistan) depuis un bunker du Nevada – là même où on posait de semblables habitations factices vouées à être soufflées par un essai nucléaire. Une métaphore du monde et de sa capacité d'autodestruction, déjà symbolisée par la pochette bombardière de Yanqui U.X.O. en 2002 ?

Un peu, car au fond, c'est toujours un peu la bande-son de la fin du monde que nous livre Godspeed. Et l'on s'attend toujours un peu à voir débarquer un cheval livide chevauché par la Mort, comme dans le livre de l'Apocalypse ou une chanson de Johnny Cash (The Man Comes Around). Ou un type tuberculeux accompagné d'un gamin, poussant un caddie sur le chemin de cendres d'un monde devenu cannibale, façon La Route de Cormac McCarthy.

Ce n'est sûrement pas pour rien que l'on peut entendre, si l'on veut bien, le qualificatif de « post-rock » comme « rock d'après », et pas seulement d' « après le rock ». Le rock de ce qui reste quand, comme le chantait Diabologum, il y a « des feux toutes les dix maisons » et « de la neige en été ».

Printemps érable

Mais ici c'est aussi et surtout un appel à se lever contre elle, la fin du monde, à l'empêcher. Et même à se lever contre lui, le monde, tel qu'il est. Puisqu'après tout, sous certaines de ses formes, il vaudrait mieux qu'il finisse. Et parfois une lumière presqu'aveuglante apparaît comme sur certains passages de l'épique – pléonasme s'agissant de ce groupe – We drift like worried fire : « nous dérivons – ou nous avançons – comme un feu inquiet », une inexorable marée humaine de colère et d'espoir, matérialisant en réalité le « Printemps érable », la révolte de la jeunesse montréalaise contre la hausse des frais d'inscription universitaire, puis la loi 78 censée mettre fin au mouvement par une décision coercitive inimaginable en pareille démocratie.

Car si l'on pourrait sentir ce disque imprégné de tous les événements qui ont fait et défait le monde ces dix dernières années : les guerres en Irak et en Afghanistan, la crise, les catastrophes naturelles, le Printemps arabe, la Syrie, c'est bien, Montréalisme et conscience citoyenne obligent, le Printemps érable (Strung like Lights at the Printemps Erable) qui a sorti l'ogre Godspeed de son hibernation. « Allelujah ! Don't Bend ! Ascend ! » était le slogan invoqué tel un mantra par les étudiants montréalais, sur fond de bruits de casseroles : « Alléluia ! Ne pliez pas ! Soulevez-vous ! ».

Théorie des supercordes

La vérité oblige à préciser que l'album a été écrit, dans ses grandes lignes il y a dix ans et certains passages, ici ré-assemblés en deux pièces de vingt minutes absolument magistrales – agrémentées de deux interludes –, déjà joués en concert. La référence à Mladic – arrêté en mai 2011 – et au Printemps érable fonctionnant également comme des repères temporels quant à la période du retour aux affaires discographiques d'un groupe reformé pour la scène depuis 2010.

Sauf que la temporalité est une notion assez floue en ce qui concerne Godspeed You ! Black Emperor, une chose transdimensionnelle et intemporelle comme leur manière d'agencer leurs morceaux en réalisant des collages de plusieurs mouvements, en réutilisant une matière existante : Mladic était joué sur scène dans une autre version sous le nom d'Albanian et constitue un nouveau morceau que le temps et une nouvelle matière ont façonné.

Plus radical et inventif que quiconque sur la planète rock – personne n'est à ce point les deux à la fois –, Godspeed livre encore un précis énervé de ce que serait aujourd'hui la musique dite « classique » : une musique sans âge mais appelée à les traverser, les âges, qui s'infiltre dans les recoins de l'espace-temps, à la fois moderne et intemporelle, massive et insaisissable, grave et théorique. Comme s'il s'agissait de jouer en rudoyant les « supercordes » de la théorie du même nom. Et ainsi d'accoucher d'une forme de rock quantique en même temps que d'un cantique rock qui inscrirait la concrétude du monde dans l'abstraction la plus totale. Tout en convoquant l'abstraction au coeur du réel, dans un élan cathartique et révolutionnaire.

Stéphane Duchêne 


Godspeed You! Black Emperor - Mladic par fab2609

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