Sufjan Stevens

Silver & Gold – Songs for Christmas (Vol. 6-10) (Asthmatic Kitty/Differ-ant)

Point n'est besoin de préciser que depuis des décennies, l'album de Noël est devenue une tarte à la crème. Ou plutôt puisque c'est le thème, une bûche, bien crémeuse, dont l'opportunisme commercial le dispute à la digestibilité musicale. Tous les plus grands (Elvis, Sinatra, Beach Boys, on en passe...) se sont collés à l'exercice – et d'ailleurs les plus petits aussi, ce qui prouve bien à quel point on a raison.

 

On se souvient par exemple d'un exercice dylanien, Christmas in the Heart (2009), à faire fuir la magie de Noël à dos de rennes boiteux, poignardant pour le coup de manière assez littérale Noël en plein cœur – « in the heart » –, ce qui le rendait aussi rigoureusement indispensable que tout grincheux à la table du réveillon.

 

 

Mais force est de reconnaître qu'au fil des ans l'exercice obligatoire consistant en une reprise choucroutée, et momifiée de bolduc, de White Christmas ou de Jingle Bells est devenu un exercice de style à part entière en même temps qu'un réjouissant laboratoire d'exploration post-moderne de notre folklore judéo-pagano-chrétien.

 

Cette année, rien qu'en France, les projets de ce type sont multiples et certains, de Florent Marchet (Noël's songs qui ose la reprise électro-pop de Vive le vent) à la scène pop-folk clermontoise (Un Noël à la Coopérative de Mai, contenant une exceptionnelle reprise par les Cracbooms de Bon baisers de Fort de France de la Compagnie Créole), valent leur pesant de Mon Chéri ou de Pyrénéens.

 


Cracbooms - Bons baisers de Fort-de-France par noeltv

 

Petit Papa Stevens

Reste qu'en la matière, le folkloriste Sufjan Stevens, grand cartographe musical du mythe américain et champion toute catégorie du concept-album comme support de sa folie créatrice, reste le numéro 1. En 2006, le petit gars du Michigan nous gratifiait déjà d'un coffret 5 CD consacré à la Nativité, y incluant poster, stickers, (re)visitation et création de standards de Noël enregistrés au long des cinq années précédentes. Ce qu'il n'a jamais vraiment cessé de faire depuis puisque revoici le petit papa Stevens de retour avec 58 autres titres portant sur le même thème (le type est un peu obsessionnel) ! De quoi remplir à nouveau 5 CD mais aussi un coffret une nouvelle fois fourré de bonus jusqu'à la garde (dont des... tatouages éphémères pour faire des blagues à mémé pendant sa sieste).

 

Là on l'on pourrait penser que ce gros malin a raclé les fonds de tiroir pour se ménager quelques étrennes avec de menues maquettes bancales, on sera rapidement surpris par la qualité du résultat. Lequel est l'occasion pour Stevens, plus que sur n'importe lequel de ses albums dits « classiques », de dévoiler l'étendue de sa palette pop : que ce soit sous forme de miniatures, de reprises (le traditionnel écossais Auld Lang Syne, plus connu sous nos contrées via l'adaptation Ce n'est qu'un au revoir, mais aussi Bach, Mendelssohn, l'Ave Maria de Schubert ou le classique Let it snow ! immortalisé par Dean Martin), d'instrumentaux nihilistes (Even the Earth will perish and the universe give way) ou de morceaux inédits (dont certains avec les frères Dessner de The National).

 

Christmas will tear us apart

Entre une expérimentation électro (Maos Tzur) et un délire garage (Mister Frosty Man), ce qui sourd avant tout de cette œuvre multiple – à tous les sens du terme – c'est un aller-retour permanent entre enthousiasme juvénile (comme ce Santa Claus is coming to town, à chanter sous une douche de gros flocons) et mélancolie virant à la noirceur (le bouleversant Justice delivers it's Death), entre kitsch « tongue-in-cheek » assumé et beauté absolue, comme autant de variations sur l'ambivalence du sentiment familial et humain quant à notre rapport à Noël, son folklore obligatoire et atavique, le bonheur qu'il procure et la nostalgie qu'il trimbale comme un traîneau trop lourd.

 

 

 

Au moment de la sortie de Songs for Christmas (Vols.1-5),  Stevens affirmait en avoir entrepris la conception pour apprendre à apprécier davantage Noël. En témoigne, peut-être mieux que tout autre, le morceau au long cours qui clôt l'ensemble et qu'est l'inénarrable Christmas Unicorn : véritable pièce montée de Noël confectionnée par un lutin ayant visiblement largement abusé 1) du sucre 2) du digeo 3) de la poudre de corne de licorne – et pas forcément dans cet ordre.

 

Un chef d'oeuvre de prêche, de transe même, psychédélico-stratosphérique dont le finale parvient, ce n'est pas le moindre des exploits, à fusionner son refrain avec le Love Will Tear Us Apart de Joy Division, l'une des plus belles chansons d'amour impossible de tous les temps – et, pour cette raison même, et quantité d'autres, l'une des moins écoutées/écoutables le soir de Noël – soudain crépitante de couleurs, de guirlandes, et même de positivisme forcené : « Love will tear us apart, chante la chorale de Sufjan, avant de marteler, it's all right I love you ». Car quand on n'a plus rien à se mettre derrière la cravate, que la bûche est engloutie, que les papiers cadeaux jonchent le sol, que l'esprit est embrumé, les griefs et la raison enterrés, voilà bien tout ce qu'il reste – hormis le citrate de bétaïne : l'amour. Les sentiments ne valant, comme les ingrédients d'un repas de Noël, que pour ce que l'on en fait.

Stéphane Duchêne


 

 

 

 

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