«S'adresser aux intestins du spectateur»

Entretien / Laurent Brethome fait partie de ces jeunes metteurs en scène talentueux qui délivrent un véritable discours d’artiste sur leur travail. Rencontre. Propos recueillis par Aurélien Martinez

Petit Bulletin : "Les Souffrances de Job", réinterprétation théâtrale du mythe biblique par Hanokh Levin (l’un des plus grands auteurs contemporains israéliens), était un texte réputé immontable…
Laurent Brethome : C’est effectivement ce qu’on m’a renvoyé pendant trois ans. C’était un défi de mettre en scène cette pièce très baroque et épique, qui mélange tous les genres théâtraux. Pour dire à quel point elle pose question : elle n’a jamais été montée ailleurs qu’en Israël. Il y a un programmateur à Lyon qui m’a dit : "j’ai envie de soutenir ton travail et ta compagnie, mais pas sur un texte comme ça, trop violent, qui fait peur. Je ne sais pas comment va réagir mon public" – j’adore d’ailleurs quand les programmateurs disent : "mon public" ! Pour moi, aujourd’hui, il y a ce qui fait œuvre, et ce qui est de l’ordre de la production. Soit on s’adresse à des spectateurs, soit on s’adresse à des consommateurs. Il est clair que Les Souffrances de Job s’adresse à des spectateurs et fait œuvre : c’est un texte radical, une vision de l’être humain carnassière, violente mais malheureusement très vraie. C’est donc un spectacle qui dérange, mais en bien puisque la majorité des retours que l’on a depuis maintenant un mois et demi que l’on tourne partout en France montrent que les gens sont plutôt heureux de se prendre cette claque-là.Le texte traite de la souffrance des hommes au nom d’un hypothétique Dieu…
Levin s’amuse à pasticher la Bible. Dans la Bible, on se pose la question de savoir pourquoi on souffre. Si vous souffrez, si vous traversez des épreuves dans la vie, c’est forcément que vous avez fait quelque chose de mal. Or, chez Levin, la souffrance est gratuite. D’ailleurs, Job l’affirme lui-même dans le chapitre des amis : lorsqu’ils lui disent qu’il a dû faire quelque chose de mal, il leur répond de ne pas chercher de sens à la souffrance. C’est un texte qui repose la question de la foi. J’ai rencontré beaucoup de spectateurs, et que ce soit des croyants, des pratiquants ou des athées, cela bouscule beaucoup de choses en eux…Même si Levin se définissait comme athée, il ne tranche pas sur la question de l’existence ou non de Dieu…
C’est la force de cette pièce : elle n’est pas moralisatrice. Levin ne donne pas de réponses, il ne pose que des questions. C’est pour ça que c’est un grand texte, et je pense que le théâtre doit s’inscrire dans cette lignée, sinon il tombe dans une position démagogique. Je suis un jeune metteur en scène, j’ai trente ans, je n’ai aucune prétention et encore moins celle de donner des leçons. Votre mise en scène, très riche en images choquantes, semble faite pour faire réagir le spectateur…
Avec mon équipe, on essaie d’interroger un rapport festif et généreux au théâtre. Je ne crois pas que le théâtre soit quelque chose de sérieux et sacré, je laisse cela à d’autres. J’imagine toujours que le théâtre peut être populaire : un terme aujourd’hui galvaudé. J’essaie de provoquer, mais ce n’est pas de la provocation gratuite puisqu’elle s’appuie sur une cohérence artistique globale : une dramaturgie, une lecture, une esthétique… Je pense qu’il faut déclencher les passions. Ce qui est rédhibitoire au théâtre, c’est quand on s’emmerde ! Un spectateur qui vient me dire qu’il a adoré ou détesté, je le reçois de la même manière, car cela vient avant tout de la part d’un spectateur qui ne s’est pas ennuyé. La manière que j’ai de faire du théâtre s’adresse plus aux intestins du spectateur qu’à son cerveau ! Or, dans notre société, on n’a pas envie d’être bousculé au théâtre : on veut venir voir une belle histoire, passer une belle soirée – et si l’on peut rire, c’est encore mieux ! Alors que pour moi, le théâtre est un endroit destiné à créer une émulation chez les gens… Avec mes petits moyens, j’ai envie de déranger le monde pour qu’il se regarde un peu plus le nombril.

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