«Tout feu tout flamme»

Entretien / Claudia Stavisky, directrice du Théâtre Les Célestins, met en scène "Lorenzaccio" d’Alfred de Musset et s’attaque pour la première fois au répertoire français du XIXe siècle. Propos recueillis par Dorotée Aznar

Petit Bulletin : Pourquoi avez-vous décidé de mettre en scène une œuvre réputée difficile, voire immontable ?
Claudia Stavisky : Je n’ai jamais très bien compris pourquoi on trouvait cette œuvre si difficile. Certes, c’est une œuvre de jeunesse, «tout feu tout flamme», touffue et qui dure, dans son intégralité, entre 5 heures et 5 heures 30. Mais à part quelques exceptions, personne ne la monte en intégralité à ma connaissance, tout le monde fait ce que j’ai fait, l’adapte à sa manière. Même si c’est une œuvre de jeunesse, toute folle, je l’ai toujours trouvée d’une cohérence qui me convient ; elle suit un cheminement que je comprends. De plus, le sujet de la pièce me touche énormément. Au-delà de toute question sur le romantisme qui ne m’intéresse pas des masses, je trouve que c’est un théâtre d’idées, "un théâtre des idées" comme disait Antoine Vitez, c’est-à-dire un théâtre dans lequel des gens en chair et en os, charnels et sensuels, se battent pour défendre leur vision, leur conception du monde. Finalement dans cette pièce, ce sont cinq intrigues différentes qui se déroulent simultanément. On pourrait donner raison à chacun des points de vue qui est défendu dans la pièce : chacun a une vision de monde très construite.La modernité des thèmes développés vous a séduite ?
La modernité de cette pièce est impressionnante. Il faut imaginer que, quand Musset a écrit cette pièce en 1834, il n’y avait pas le cinéma, il n’y avait pas l’image filmée, il n’y avait pas cette habitude que nous avons aujourd’hui à considérer que l’on peut représenter des événements qui se passent simultanément dans des endroits différents. Ce système narratif ne se faisait pas du tout au théâtre à cette époque. Il faut considérer aussi que cette espèce de traitement à la fois épique et intime, à la fois grandiloquent et «raz des pâquerettes» était totalement inédit… Qu’un jeune homme de 24 ans imagine une pièce comme celle-là et se lance un tel défi, cela me fascine. Je ne peux pas dire que l’ensemble de son œuvre me fasse cet effet-là mais cette pièce-là, oui. Je suis certaine que l’accueil du public est aussi fort car on se trouve actuellement dans une situation historique très proche mentalement et psychologiquement de celle de 1830. Attention, je ne veux pas dire que c’est le grand cercle, que tout recommence toujours, mais simplement que le processus entre l’utopie et le désenchantement dans lequel nous sommes est extrêmement proche de celui dont Musset parle dans "Lorenzaccio". En 1830, ce jeune homme a à vivre l’échec de l’utopie révolutionnaire et le retour à l’ordre d’avant, la Restauration. Les trentenaires aujourd’hui me semblent dans ce même processus de désenchantement, ils n’ont même connu que le désenchantement. Je ne crois pas que les 50-60 ans, ceux qui sont aujourd’hui au pouvoir, voulaient léguer ce monde-là, ce n’est pas celui dont on a tellement rêvé. Vous aviez envie de monter cette pièce depuis longtemps ?
Non, je ne m’étais jamais posé sérieusement la question de la monter. Je ne me suis jamais attaquée au répertoire classique français probablement à cause d’une sorte de pudeur d’immigrée, je ne m’en sentais pas le droit… Une sorte de : «j’ai un passeport français, mais je n’ai pas le droit de me la jouer non plus». Évidemment, ça je me le dis maintenant. Parlons un peu de Tibault Vinçon (dans le rôle de Lorenzo) et d’Alexandre Zambeaux (le Duc) qui forment un impressionnant duo.
Quand je cherchais mon Lorenzaccio, j’ai fait passer des auditions. Mais je savais déjà qui Thibault était, j’avais déjà l’intuition que c’est lui que je choisirais. Il a passé une minute sur le plateau et je savais que c’était lui. C’est exactement le genre d’acteurs que j’adore. Des gens d’une intelligence et d’une puissance rares doublés de bosseurs qui n’ont pas d’ego démesuré. Dans une troupe, des acteurs comme ça, c’est le bonheur complet, cela vous porte ! Quant à Alexandre, je le connaissais avant et je savais que je le voulais dans le rôle du Duc…Pour revenir sur ce couple, Musset laisse envisager une homosexualité entre ces deux hommes, le rôle de Lorenzo a d’ailleurs été longtemps joué par des femmes. Comment avez-vous voulu traiter cet aspect ?
Je n’ai jamais dormi avec eux je ne sais pas ce qu’ils font la nuit ! Cette question ne m’intéresse pas du tout. Pourtant, s’ils s’aiment, cela change la portée du meurtre…
Bien sûr, c’est pour cela que je fais danser les personnages ensemble, je n’ai pas nié les jeux d’attirance et de répulsion. Pour moi, il s’agit surtout de gens qui n’ont pas vraiment de barrières. Je sais que tout le monde s’est toujours beaucoup posé la question, beaucoup de metteurs en scène ont voulu montrer que c’était un couple homosexuel, mais pas moi. Pourquoi avez-vous choisi de garder les scènes qui suivent le meurtre ? Ne sont-elles pas un peu illustratives ?
Non ! Ce qui suit le meurtre est capital ! La pièce raconte que tout ce qui s’est passé ne sert à rien. Celui qui gagne, c’est finalement le Cardinal, celui qui dit : "il faut tout changer pour que rien ne change politiquement et que le peuple continue à se faire berner". Le changement d’une société ne passe ni par un positionnement strictement individuel comme celui de Lorenzo, ni par une position collective violente. La violence ne sert à rien. Tout ce qui suit le meurtre répond à toutes les stratégies, cette partie est nécessaire. Dans vos derniers spectacles, vous avez choisi de parler de pédophilie, de la perte des illusions. Vous avez envie de vous frotter à des thèmes graves ?
Ça a toujours été ma volonté, la majorité de mon activité consiste à monter des textes contemporains.Vous aviez tout de même monté des textes un peu plus légers auparavant…
Les auteurs contemporains qui m’intéressent vraiment sont dans des thématiques très puissantes. Peut-être également qu’à chaque nouveau spectacle il me faut plus d’adrénaline, plus de sensations…

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