Sens Interdits 2013, jour 3 : ArabRévolt

"ArabQueen" de Nicole Öder. "Invisibles" de Nasser Djemaï.

Ca va, ça vient sous le chapiteau posé devant les Célestins. Une première pour ce festival qui du coup revêt vraiment un aspect convivial (café, snack, librairie, et un même un bal balkanique survolté !). Mais pas le temps de s’attarder aux débats sur la place publique et de discuter du nouvel espace de liberté conquis par les artistes tunisiens ou égyptiens après les révolutions arabes. Nicole Öder et ses copines allemandes nous attendent au TNG. Filons.

 

Reines d’elles-mêmes

Un cube carré bien tassé et un sol blanc immaculé. Voilà tout. Avec si peu, Tanya Erarstin, Inka Löwendorf et Sasha Ö Soydan vont faire beaucoup dans ArabQueen. À cour et jardin, à peine dans l’ombre, elles opèrent aux yeux de tous leurs transformations pour incarner pléthore de personnes récurrentes, hommes ou femmes, vieux ou ados. Rien n’est caché. Et ça marche ! Seule l’une d’elles interprète, de bout en bout ou presque, Mariam, jeune fille d’aujourd’hui qui vit dans un foyer d’hier, celui de ses parents traditionnalistes immigrés en Allemagne, dans une ville où l’ont fait du roller dans un ancien aéroport et où l’on ne fait plus de grillades au parc car il y a trop de dealers. Nous sommes à Berlin, quartier de Neukölln, au sud de Kreuzberg, premier "kiez" d’immigration historique de la ville, et en filigrane se dessinent la piste d’atterrissage de Tempelhof ou le parc de Görlitzer. Et là encore, comme dans ce que l’on a déjà vu au festival, la gent masculine va prendre cher comme dit en argot, "langue" des héroïnes du spectacle.

Les hommes viennent nous haranguer dans le public pour nous vendre leurs fruits et légumes et, en même temps, nous dragouiller vulgairement, comme si les codes de la vie sociale passaient obligatoirement par là, comme si être traité de salope parce qu’on rit trop fort était normal. Ce spectacle, s’il n’est pas documentaire, est bien documenté. Pas de procès d’intention donc, mais le reflet du vécu de jeunes filles trop à l’étroit dans leurs familles, qui ne veulent plus briquer le sol ou écraser les larmes d'une mère étouffant son chagrin quand elles apprennent que le patriarche s’envoie en l’air avec des filles tarifées. Virtuoses, les trois jeunes comédiennes enchaînent les scènes avec une fluidité remarquable étant donné la complexité du montage du texte. Si les traditions musulmanes sont rudement mises à mal, les petits Européens éduqués et ouverts aux autres en prennent pour leur grade aussi, tant leurs propos ne sont pas dénués d’un émerveillement idiot sur fond de post-colonialisme rance : ah les bédouins sont beaux et forts, les souks sont si colorés et les Arabes n’ont rien mais ils partagent tout ! Ainsi parlent les parents de la nouvelle copine de Mariam,  l’attachante et pétulante Lena, une jolie petite rousse à l’aise dans ses baskets et qui ambitionne naturellement de devenir médecin. Dernier volet d’une trilogie, cet ArabQueen nous donne furieusement envie de voir les deux premiers épisodes, ArabBoy et Sisters. Et de continuer l’aventure avec Mariam ou ses sœurs, qui ne veulent pas être soumises au voile, à la dictature privée, qui ne veulent pas être des «filles comme ça».

Parole aux oubliés

Les hommes décrits par le Grenoblois Nasser Djemaï sont beaucoup moins intrusifs que ceux d’ArabQueen. D’ailleurs, l’auteur-metteur en scène les a baptisés Invisibles. Ils ont les cheveux blancs, l’âge d’une retraite bien méritée après avoir bossé dur sur les chantiers français – ils sont venus ici comme main d’œuvre à bas coût et sont désormais oubliés dans des foyers Sonacotra. S’ils repartaient au bled, ils ne toucheraient plus d’argent. Alors ils restent ensemble et gèrent leurs obsèques par avance, pour être sûrs de tenir la main de leurs ancêtres pour l’éternité, là-bas. En attendant, ces "chibanis" jouent aux cartes et veillent les uns sur les autres jusqu’à l’arrivée d’un jeune agent immobilier. Martin déboule après un accident à la recherche de son père. Mais qu’importe l’intrigue. Elle n’est qu’un prétexte à donner la parole à chacun. Dans une scénographie dépouillée (ah ! l’indispensable table en formica !) et avec quelques effets visuels en fond de scène faisant apparaitre des femmes plus fantomatiques encore que ces messieurs oubliés, Djemaï s’efface derrière ses personnages. Si la séquence finale est trop théâtralisée, elle n’atténue qu’à peine la force de ce spectacle qui remplit des salles depuis sa création en 2011 et suscite des salves d’applaudissements comme on en entend peu au théâtre. Avec Invisibles, Nasser Djemaï a comblé un manque qui ne disait pas son nom.

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