Robert Lepage : «Le théâtre est là pour changer les choses»

887

Célestins, théâtre de Lyon

ce spectacle n'est pas à l'affiche actuellement

La première lyonnaise de "887" avait lieu vendredi 13 novembre à 20h. Au sortir du spectacle, au traditionnel pot de première, la rumeur parcourait les Célestins : il y aurait des fusillades Paris. Très vite, chacun ne parle plus que de cela, se connecte comme il peut au web, appelle ses proches vivant à Paris et file rejoindre un téléviseur. Le lendemain à 13h, Robert Lepage nous accorde une interview prévue de longue date. Il a lui-même passé la nuit à zapper sur des chaînes anglophones. En début d'entretien, il ne pouvait qu'être question de ce carnage.

Quelle réaction avez-vous à l’issue de cette nuit ?
Robert Lepage :
Je suis complètement atterré, surtout que j’étais à Paris il y a deux soirs. Mon équipe et moi avons des amis qui jouent en ce moment à la Villette. On était à la première. Et tout à coup cette chose arrive. Ils avaient toute une série jusqu’au 28… Chez nous, on est toujours doublement choqué. Ce n’est pas que vous êtes habitués en Europe, mais on est moins la cible de genre d’événements. En Amérique, quand il y avait eu le 11-Septembre, le continent était vierge de ce genre de choses, ça avait été vraiment comme un viol. Mais c’est fou, on était dans le Marais il y a deux jours, on a déjà joué au Bataclan, on y a fait des ligues d’impro, on connait bien la salle. Aujourd’hui, c’est plus une salle de concert, mais à l’époque il y avait toutes sortes d’événements. Ça me bouleverse.

J’ai retrouvé une interview dans laquelle vous parliez du terrorisme (entretien paru sur Amerik-média en 2008). Vous disiez que la peur était due à l’ignorance, qu’il fallait toujours lire, voyager… C’est ça la réponse ?
C’est ça, exactement. Et je vous avoue que ce qui m’inquiète le plus en ce moment, c’est l’ignorance qui va suivre. Il faut faire attention, la sécurité va être augmentée, mais il ne faut surtout pas réagir de manière ignorante. Hier soir, sur la BBC, il y avait une rumeur comme quoi un village d’immigrants dans le Pas-de-Calais a été brûlé* et la télé disait que c’est probablement une vengeance, alors que c’était peut-être totalement circonstanciel. Mais si jamais cela s’avère vrai, c’est là que notre métier d’acteur devient utile. Il faut qu’on arrive à éveiller les consciences et aussi éduquer les gens, leur faire comprendre qu’il faut réagir avec prudence, avec intelligence. Il faut savoir, connaître, sinon c’est la guerre de l’ignorance contre l’ignorance et on n’en sort pas.

Vous pensez que le théâtre a un rôle là-dedans ? Vous sentez-vous vous-même investi ?
Absolument. Des gens de théâtre pensent, dans ce genre de situation, être quantité négligeable, et ils se retirent le temps que ça aille mieux. Au contraire, il faut prendre la parole, il faut dire, rappeler aux gens qu’il faut essayer de comprendre sans sauter directement aux conclusions. Ce que j’ai toujours admiré de la France est qu’elle fait face à ces choses-là avec toujours énormément d’élégance. Quand je dis élégance, ce n’est pas de façon superficielle, mais dans le propos. Il y a une mesure dans ce que le président et les analystes disent. Il y a une façon extrêmement claire de dire qui ne provoque pas, contrairement à chez nous ou aux États-Unis. J’ai confiance en cette façon de faire. J’ai espoir !

Quand il y avait eu la première guerre du Golfe, avec une coalition internationale quasi unanime, chaque chef de pays agissait un peu comme un coq tandis que Mitterrand parlait de logique de guerre, c’était très élégant, articulé, très français dans sa façon d’annoncer la chose. Bon, en même temps, cette éloquence vous est parfois reprochée comme étant une langue de bois, d’énarques… Bien sûr, mais dans des situations comme celle-ci, c’est utile.

Vous dites que le théâtre a un rôle dans l’éducation, l’élévation. C’est précisément le propos de 887, qui dit comment, dans une famille où vous n’auriez pas du faire de théâtre, vous y êtes arrivé après un cheminement difficile. Ce spectacle est-il une façon de démontrer comment on peut avancer dans la vie malgré les embûches ?
Pour moi, c’est surtout un exercice de mémoire, même si ce thème est un peu une excuse pour parler de bien d’autres choses. Je sentais qu’à Québec la nouvelle génération de souverainistes et de jeunes politiquement engagés tient un discours très peu informé du passé. Ils n’ont pas de mémoire, ma génération non plus, alors qu’elle devrait se souvenir car elle est née dans les années 60 que j’évoque. «Je me souviens» est inscrit sur toutes les plaques d’immatriculations des voitures. Mais si vous demandez pourquoi aux Québécois, 99% ne le savent pas. Pourtant, c’est très important. Cela vient d’un poème qui disait «je me souviens d’être né sous le lys, de croitre sous la rose», donc je me souviens d’être né sous le régime français et maintenant de grandir sous le régime anglais. J’étais étonné de voir à quel point le Québec a la mémoire courte…

Ce n’était pas du tout une lutte des francophones contre les anglophones, mais une lutte de classes : les pauvres contre les patrons. C’est devenu avec le temps quleque chose de beaucoup plus culturel. En même temps, j’étais gamin donc mon souvenir n’est pas intellectuel, il est émotionnel, intuitif. C’est pourquoi je me permets, sans faire la morale à personne, de dire ce dont je me souviens. Le spectacle n’a pas vraiment d’opinion, il relate juste les faits comme moi, ou mon père, ma famille, les ont vécus. De là, les gens peuvent tirer les conclusions qu’ils veulent. C’est plus là-dessus que sur le thème scientifique de la mémoire, qui est une façade.

Est-ce que ce spectacle est aussi une déclaration d’amour à Québec plus encore qu’au Québec ? Vous aviez déjà mis son histoire en son et lumière (Le Moulin à images) à l’occasion des 400 ans de la ville…
Je suis né à Québec, j’y vis encore et les gens confondent la métropole avec le pays. Les étrangers pensent que Montréal est la capitale du Canada ou que le Québec ce n’est que Montréal, mais il y a d’autres façons de vivre le Québec et la ville de Québec a été pendant très très longtemps le chef lieu, c’était là que tout se passait. Montréal est simplement industrielle. Après la Deuxième Guerre mondiale, ils ont dragué le fleuve, ce qui fait que tous les bateaux pouvaient se rendre à Montréal : tout le centre culturel, intellectuel, politique s’est déplacé là-bas.

Ce spectacle parait plus humble que les précédents. Bien sûr il y a beaucoup de technique, mais on est loin de l’immense machine qu’était Jeux de cartes...
Oui il est très simple, plus intimiste et m’oblige à travailler avec des choses petites et resserrées, mais c’est quand même très technologique et ça interroge notre façon d’utiliser cette technologie. Le fait que j’utilise un portable [Robert Lepage filme certaines scènes diffusées sur grand écran avec son téléphone, NdlR] permet aux spectateurs de comprendre cette technologie, car ils connaissent cet objet. Et puis dans ce spectacle-ci, la technologie est aussi pointée du doigt pour dire que les problèmes de mémoire viennent en partie de là : on compte sur ces gadgets pour se souvenir des choses à notre place et il n’y a rien de plus dangereux. On avait l’habitude de manipuler la technologie pour lui faire faire ce que l’on voulait. Là, c’est elle qui nous manipule, connait nos champs d’intérêts, nous envoie de la pub ciblée… C’est devenu très sophistiqué ; elle devient la mémoire de la société.

Avez-vous l’impression que c’est un spectacle aussi de réconciliation ? Une réconciliation sociale, entre les habitants de la ville haute et fr la ville basse de Québec, théâtrale, entre le théâtre d’ombre et la technologie, culturelle, entre les langues anglaises et françaises...
Le théâtre est là pour réconcilier les choses. Que ce soit une pièce classique ou nouvelle, il y a action, réaction, réconciliation. Souvent, je trouve que le théâtre contemporain – parce qu’il cherche à éclater la forme, parce qu’il ne veut pas être identifié à un théâtre traditionnel – oublie la réconciliation. C’est une notion complexe : réconcilier deux peuples, deux ennemis, deux personnes… Mais c’est là qu’est le travail. Déjà, dans La Face cachée de la lune, j’avais abordé ce thème avec les deux frères à réconcilier sur fond de trame historique sur la réconciliation entre le monde communiste soviétique et capitaliste américain.

Le théâtre se doit de réconcilier les idées. C’est un lieu de transfiguration, de «translation» même comme dirait Bottom dans Le Songe d’une nuit d’été, c’est-à-dire qu’un personnage est dans un état X et à la fin il doit s’être transformé. Cela s’exprime dans tous les détails, que ce soit les changements de costume, de décors, de lieux, de lumière….Le théâtre est là pour changer les choses. Et il est là, aussi, pour se rappeler les choses, car c’est le premier acte. Quand on joue au théâtre, le premier compliment qu’on reçoit est quelqu’un dans ta famille qui te dit «ben dis donc tu en as de la mémoire, te rappeler tout ça…». C’est significatif que le théâtre soit d’abord et avant tout un exercice de mémoire. Le cinéma ne l’est pas. Le théâtre, c’est le sport de la mémoire, le premier muscle en fonction est celui-là. C’est très important.

Un jour, le directeur artistique du Théâtre National de Catalogne m’a expliqué que pendant la guerre civile, Franco, qui exigeait que tout le monde parle espagnol, avait détruit tout le théâtre catalan en allant jusqu’à assassiner des acteurs, car il y avait dans leurs têtes la mémoire des textes… Donc la mémoire d’un acteur ne lui sert pas uniquement à se rappeler du texte qu’il va dire, elle porte une histoire. C’est pourquoi je parle des origines du théâtre dans 887.

Vous parlez aussi de «viande froide», pour évoquer votre nécrologie déjà rédigée par certains médias, comme c’est le cas pour toutes les personnalités. Qu’est-ce que vous voudriez qu’on retienne de vous ? Ça vous angoisse ?
Non, pas du tout. Et c’est une fausse question que je pose ; je l’ai inventée pour le spectacle. C’est Picasso qui disait que l’art est un mensonge pour mieux exprimer la vérité. Le spectacle est extrêmement authentique, mais il a fallu que je triche un peu. J’ai inventé cette idée de la viande froide car, dans les one-man-shows, on parle de soi à la première personne et c’est très prétentieux de se trouver assez intéressant pour mettre sa propre vie en scène… Donc il faut montrer son mauvais coté aussi, ses faiblesses. Comme je n’ai aucune faiblesse ni aucun défaut, il a fallu que je m’en invente un (rires) !

* Selon lemonde.fr du 14/11/15 "Un incendie a bien ravagé 2 500 mètres carrés de tentes et de cabanes construites par les migrants dans la « jungle » de Calais dans la nuit de vendredi à samedi, mais le sous-préfet de Calais a assuré qu’il s’agissait d’un incendie d’origine « clairement accidentelle »".

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