Laurent Deloire : « L'éducation peut faire bouger les lignes »

Entretien / Laurent Deloire est un caricaturiste ligérien, originaire de Saint-Chamond. Avec lui, nous sommes revenus sur son parcours, sur l'évolution de son métier, du dessin de presse et de la caricature, dans une société qui a bien changé au fil des années.

Comment êtes-vous tombé dans le dessin ?

Un peu comme la plupart de mes camarades. On tombe dedans insidieusement. J’étais plutôt l’élève du fond de la classe, près du radiateur, avec la fenêtre pas trop loin. Et puis, tu commences à crobarder parce que tu t’ennuies. Tu dessines les profs, les camarades et cela devient une espèce de fonction sociale, en tout cas à l’époque. En fait, nous étions des élèves qui restions quand même dans le coup. J’avais en quelque sorte la fonction de faire rigoler, pas tant par mon extraversion mais plutôt par mes dessins. Le fait d’avoir une utilité de ce point de vue-là, le regard des autres sur ce que tu fais, ça te fait prendre conscience que tu as quelque chose à transmettre avec ça.

Sur quels supports avez-vous travaillé au début ?

Mon premier dessin distribué "à grande échelle", c’était lors d'une campagne électorale à Saint-Chamond, pour un candidat un peu loufoque, Paul Privat. Il représentait les écologistes et il était parti en guerre contre le maire socialiste de l’époque, Jacques Badet. J’avais alors dessiné Jacques Badet détruisant avec une grosse masse une maison importante de Saint-Chamond, tout en disant « je serai le seul à avoir un château à Saint-Chamond ». J’ai eu de nombreux retours et cela m’a conforté dans l’idée que le dessin pouvait être puissant. De fil en aiguille, j’ai commencé à faire des caricatures en couleurs, pour des proches, puis des gens de plus en plus éloignés qui sont devenus des clients. Parallèlement, j’avais envoyé mes dessins en 1993 à un festival à Anglet, au Pays basque. J’ai été invité et je me suis retrouvé en immersion pendant une semaine avec Jacques Faizant, Tignous… des grosses pointures. L’année suivante, j’ai été réinvité et j’ai obtenu le prix du public. Une belle reconnaissance de la part de la profession. Cela m’a motiver à faire ce métier. Mais ça n’a pas été toujours simple financièrement. En 1996 par exemple, j’ai dû faire une parenthèse chez Zannier à Saint-Chamond où j’ai dessiné des vêtements pour enfants. J’ai fait ça 6 mois. Ils voulaient me garder mais j’ai démissionné. L’année d’après, je sortais mon premier bouquin.

Depuis, vous avez dessiné pour plusieurs titres de presse importants, notamment Libération ?

Oui, j’ai eu la chance de faire deux Unes de Libé. J’avais envoyé mes dessins par la Poste, je ne connaissais personne à la rédaction. Une semaine après, la directrice artistique m’a appelé en m'expliquant qu’ils étaient intéressés par mes caricatures, notamment celle de Roland Dumas. Je l’ai retravaillée et elle a été publiée.

Y-a-t-il des sujets, des thèmes sur lesquels vous vous mettez une limite ?

Objectivement, je pense que c’est une question d’époque. Aujourd’hui, lorsque tu publies un dessin sur un réseau social, il y a un côté instantané de la publication. Cette dernière t’échappe et tu ne sais pas par qui elle va être vue. C’est la grande différence avec un journal vendu en kiosque, où la personne qui l’acquiert sait ce qu’elle va trouver dedans. Nous n’avons plus ce filtre. Il y a des gens qui tombent sur des choses qu’ils ne vont pas comprendre et qu’ils ne devraient à la limite même pas voir… Ils n’ont pas le côté "second degré". Ce n’est donc pas que l'on va s’interdire un sujet, mais on va surtout réfléchir aux conséquences, beaucoup plus qu'avant. Ce n’est pas de la lâcheté, c’est juste parce que la société est différente, avec davantage de tensions. Il faut bien réfléchir au fait que les réseaux sociaux sont devenus ingérables et que la plupart des choses sont diffusées par ce biais.

En France, on est axé sur la satire notamment religieuse, mais je trouve que politiquement ce n’est pas terrible…

Le métier de caricaturiste a donc évolué avec les supports ?

Oui et non. Avec le phénomène Charlie Hebdo, on s’attendait à un regain d’intérêt pour les dessins de presse et les journaux alors que ça n’a pas été le cas. La plupart des journaux appartiennent aux mêmes grands groupes de presse. On trouve aujourd'hui du dessin d’illustration et peu de dessin politique ou satirique, en dehors des supports habituels dédiés à cela. On reste souvent dans le politiquement correct, il n’y a rien qui décoiffe. Du coup, ça finit par enlever de l’intérêt au dessin, qui n’apporte pas grand-chose. Tous les dessinateurs sont hors d’eux quand il y a un attentat à Charlie Hebdo et que tu reçois de nombreux coups de fil dans la journée pour parler du métier de caricaturiste mais que quinze jours, un mois ou deux mois après, personne ne t’appelle pour te faire travailler. C’est un peu le côté morbide de la chose. C’est un sujet dont on parle un moment dans l’actualité mais après que fait-on pour les dessinateurs…

Le caricature en France est bien moins engagée qu’à l’étranger ?

En France, on est axé sur la satire notamment religieuse, mais je trouve que politiquement ce n’est pas terrible… Aux États-Unis par exemple, c’est le contraire. J’ai le sentiment qu’en France, lorsqu’un dessin politique va déranger, il va y avoir un coup de fil à la rédaction… C’est un constat réel, pas une paranoïa.

Qu’avez-vous pensé de la réaction générale suite à l’attentat perpétré contre Samuel Paty ?

La réaction générale est un peu comme celle qui a suivi Charlie. Il y a eu beaucoup de surréactions, d’instrumentalisation. Il y a un effet de souffle qui retombe complètement. Est-ce que les profs auront davantage de moyens ? Seront-ils plus écoutés ? Les dessinateurs davantage publiés ? En finalité, ce n’est pas parce que tu vas faire le buzz pendant une semaine que cela va faire avancer les choses. Ici, on se heurte à des problèmes de compréhension entre des générations qui ne se parlent pas, des gens qui se communautarisent et se renferment en se disant que tout ce qui ne leur ressemble pas est hostile. Je ne pense pas que l’on impose la compréhension aux gens, c’est l’éducation qui peut faire bouger les lignes.

L’ouverture rend les choses possibles, l’enfermement dans des certitudes les rend impossibles…

Est-ce que vous pensez que la caricature doit continuer à être utilisée à l’école ? Auriez-vous utilisé la caricature du prophète Mahomet si vous étiez professeur ?

Sincèrement, pas forcément. J’ai fait des interventions scolaires et je ne vois pas vraiment ce que cette caricature peut apporter. C’est un sujet délicat car Samuel Paty était professionnel et je ne remets absolument pas en cause ce qu’il a fait. Il pensait qu’il pouvait le faire. Je dis simplement que j’essaierais d’abord de voir à qui j’ai à faire. Tu sais qu’il y a des gens qui ne sont pas ouverts à ce genre de choses et donc tu risques seulement d’agrandir le fossé… Je suis pour la mise en place d’ateliers où tu vas travailler progressivement et amener les gens petit à petit sur le sujet de la liberté d’expression. Mais on marche sur des œufs avec ces sujets.

Laurent Deloire, Mes yeux sont tombés sur leurs têtes, aux Éditions Tête d'or

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