The Master

The Master
De Paul Thomas Anderson (ÉU, 2h17) avec Joaquin Phoenix, Philip Seymour Hoffman...

Après «There will be blood», Paul Thomas Anderson pousse un cran plus loin son ambition de créer un cinéma total, ample et complexe, en dressant le portrait d’un maître et de son disciple dans une trouble interdépendance. Un film long en bouche mais qui fascine durablement. Christophe Chabert

Depuis sa problématique mise en chantier, The Master était annoncé comme un film sur l’église de scientologie. Ce qui, de la part de Paul Thomas Anderson, n’aurait pas été étonnant puisque son œuvre revient comme un aimant vers la question religieuse, tantôt pour en faire un soubassement moral (Magnolia), tantôt pour la mettre en pièces (le pasteur sournois incarné par Paul Dano dans There will be blood).

Or, non seulement The Master ne parle pas directement de la scientologie — le «Maître» Lancaster Dodd a bien fondé une nouvelle doctrine, mais celle-ci s’appelle «La Cause» — mais surtout, il n’en fait jamais son sujet. Ce qui intéresse Anderson est ailleurs, et c’est ce qui rend le film si complexe — ses détracteurs diront "confus" : il ne se fixe jamais sur un sujet central, ou plutôt, celui-ci semble se déplacer à mesure que le récit avance.

De l’alcool contre une famille

Au départ, il y a un ancien soldat revenu brisé psychologiquement du front Pacifique, Freddie. Visiblement obsédé sexuel, mollement reconverti en photographe dans une galerie commerciale, il fabrique sa propre gnole et se biture avec, quand il ne l’administre pas à dose létale à de pauvres ouvriers lors de ses moments d’ivresse.

À l’instar de la musique abstraite et expérimentale de Jonny Greenwood, Anderson dresse le portrait de Freddie par fragments de séquences aussi disloquées et hiératiques que le comportement du personnage. C’est une nouvelle démonstration de la virtuosité du cinéaste, où chaque plan, qu’il soit long et chorégraphié ou bref et pictural, imprime la rétine du spectateur. Anderson a dépoussiéré pour l’occasion les dernières caméras 70 mm encore en usage, pour retrouver les tonalités chromatiques et la netteté des images de l’époque (les années 50), dit -il ; certes, mais on sent surtout chez lui l’envie de se mesurer à des maîtres comme Kubrick, Cimino ou David Lean, les derniers à avoir sublimé le format.

Justement, Freddie aussi se cherche un maître pour dompter sa violence, donner un sens à sa trajectoire chaotique et apaiser ses tourments — une romance avortée par la guerre avec une fille beaucoup plus jeune que lui. Il tombe un soir sur Lancaster Dodd, célébrant sur un bateau les futures noces de sa fille, et celui-ci noue un pacte avec lui : une place dans la famille contre de l’alcool fait maison. Car Dodd a un grand projet : faire de La Cause une religion majeure en colportant sa parole à travers les États-Unis, formant des ambassadeurs mais aussi des disciples.

Pourquoi jette-t-il son dévolu sur l’imprévisible Freddie, alors que son fils bien propret est tout désigné pour devenir son successeur ? Pourquoi se choisit-on un héritier spirituel plutôt qu’un héritier naturel ? Là est, peut-être, la vraie question posée par The Master

Trouble Cause

Peut-être car le film, comme son anti-héros, ne se laisse pas domestiquer si facilement. Dans le dédale narratif créé par Anderson viennent se glisser la question du rapport entre sexe et pouvoir, mais aussi une lady Macbeth inattendue qui perturbe l’équilibre déjà délicat entre Dodd et Freddie. Par moments, The Master s’avère tout à fait impénétrable, comme lors de cette séquence où, alors que Dodd se met à chanter devant ses ouailles, les femmes se retrouvent toutes inexplicablement nues. Un fantasme, oui, mais de qui ? Du maître, de son disciple ou des deux ? Ou encore lorsque la petite confrérie se grise à moto sur une vaste étendue désertique, scène dont l’utilité dramatique laisse un peu songeur.

En cela, The Master est moins immédiatement enthousiasmant que There will be blood, qui proposait une ligne claire accompagnant le trajet du capitaliste intraitable qu’était Daniel Day Lewis. Moins enthousiasmant, mais pas moins spectaculaire et généreux. On n’a encore rien dit de Joaquin Phoenix et Philip Seymour Hoffman, qui incarnent respectivement Freddie et Dodd : ils proposent chacun une géniale leçon de jeu, le premier en allant très loin dans la mise en danger physique et le déséquilibre psychologique — on pense à certains rôles de Patrick Dewaere, à la fois instinctifs et cérébraux ; l’autre en se délestant peu à peu de son cabotinage habituel, révélant l’homme froid et déterminé derrière le showman contrôlant sa propre mise en scène.

On peut regarder The Master en se laissant porter par les morceaux de bravoure que leur affrontement procure — la scène du test, par exemple. On peut aussi admirer l’immense maîtrise avec laquelle le cinéaste réussit à donner des allures de grand film moderne en soignant le moindre détail visuel et sonore de sa mise en scène. On peut enfin laisser The Master mûrir lentement, comme un alcool raffiné et néanmoins puissant, ou comme un souvenir induit qu’Anderson aurait réussi, à l’instar de Lancaster Dodd, à instiller dans la conscience du spectateur. Cela s’appelle faire de la forme un fond, ou l’inverse, et c’est du grand art, assurément.

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