On le croyait égaré dans les paradis artificiels, mais Harmony Korine était en train de les filmer : avec Spring Breakers, il envoie quatre bimbos de la classe moyenne vivre le «rêve américain» en Floride, pour un aller sans retour où expérimentations furieuses, visions élégiaques et distance ironique composent une sorte de «Magicien d'Oz» à l'ère du dubstep et de l'ecstasy. Une claque ! Christophe Chabert
«Spring break, bitches !» : c'est le slogan lancé sur une plage à l'attention de centaines d'étudiants américains ivres de bière et avides de sexe, en maillots de bain ou topless, saisis sur fond de dubstep dans un ralenti qui vient souligner les défauts de leurs corps pas si parfaits. Ici, de la cellulite sur les fesses et les cuisses ; là, une trop visible marque de bronzage une fois le bikini tombé. «Spring break, bitches !» : c'est aussi un mot de passe qui ouvre sur une autre planète, soudain libérée de cette gravité qui pèse sur l'adolescence. Les parents, les cours, la morale, les interdits, tout cela disparaît quand ce nouveau magicien d'Oz qu'est le rappeur-gangsta James Franco, qui se fait appeler «Alien», prononce la formule magique.
Le magicien des doses
L'apesanteur, Harmony Korine en fait le motif principal de sa mise en scène. Spring breakers se maintient une heure trente durant dans un flottement permanent, le cinéaste prélevant de brefs instants à l'intérieur des scènes pour construire une temporalité irréelle où le passé, le présent et le futur se télescopent sans cesse. L'expérience, hautement narcotique, provoque une sidération permanente, renforcée par l'incroyable travail du chef opérateur Benoît Debie, déjà responsable de l'image chez Gaspar Noé ou Fabrice Du Welz. Flottantes, ces séquences où la caméra nage alternativement sous et sur l'eau d'une piscine ; flottantes, aussi celles où le cinéaste choisit de filmer quand la lumière est entre chien et loup... Spring breakers cherche donc à s'élever de l'autre côté de l'arc-en-ciel. Mais auparavant, il doit montrer le monde terne et tristement quotidien d'un campus américain. On y découvre quatre très jolies demoiselles, trop pauvres pour se payer cette fameuse virée au soleil et s'offrir une «pause printanière». Alors, elles traînent leur ennui, font des acrobaties dans les couloirs, vont boire et fumer dans des soirées étudiantes, dessinent des bites pendant leurs cours et, en fin de compte, décident de braquer un restaurant pour vivre ce qu'elles appellent «le rêve américain».
La scène du casse est un superbe exemple de la virtuosité de Korine : elle est filmée entièrement du point de vue de celle qui attend dans la voiture, ce qui déréalise la violence de l'acte, réduit à un ballet lointain et muet. Virtuosité qui ne va pas sans quelques questions, qui reviendront pendant une grande partie du film : jusqu'à quel point Korine est-il fasciné par ce qu'il montre, au point d'en oublier l'élémentaire distance critique et morale face à une spirale du crime d'autant plus dérangeante qu'elle s'accomplit dans la joie et l'insouciance ? La réponse ne tarde pas. Arrivées en Floride, les filles revivent devant un supermarché leur exploit de braqueuses. Korine revient en arrière et montre cette fois la violence qui se déchaîne à l'intérieur du restaurant. Puis il revient au présent où l'une des filles a pris la place d'un client pour cette «reconstitution», subissant à son tour les insultes et les menaces de ses copines. Dans Spring breakers, chaque événement vécu dans le monde «normal» est rejoué en toute inconscience, travesti et grotesque, dans le monde «magique». Ainsi, les chansons de Britney Spears, entonnées dans un premier temps comme des hymnes générationnels, deviendront un véritable chant de guerre, dans une parodie de romantisme qui laisse peu de doute sur l'ironie de Korine envers ce qu'il montre.
Jusqu'au bout du rêve
L'important, donc, est que rien ne vienne briser leur rêve, sous peine de l'arrêter brusquement. Alors que l'alcool, le sexe et la drogue emportent peu à peu les filles dans un tourbillon de jouissance — seule la jeune Faith, croyante et prude(nte), y résiste un peu — la police intervient et les embarque. Au terme d'une nuit dans une cellule glauque, où ces quatre bimbos en bikinis fluorescents ressemblent à des poupées jetées dans une décharge, Alien paie leur caution et les prend sous son aile, les emmenant dans son lupanar décoré d'armes à feu où deux jumeaux bizarres coupent sans discontinuer de la cocaïne. James Franco, avec ses dents en or, son slang improbable et son aura de prédateur sexuel, compose un personnage génialement outrancier, parfait prolongement de la vulgarité ambiante transposée dans les bas-fonds de la Floride. Il offre aux filles la réalisation de leur fantasme : une fête ininterrompue et transgressive basée sur la libération de toutes leurs pulsions. Korine prend alors une décision forte : ce voyage-là sera sans retour, et toute intrusion de la réalité provoquera l'expulsion d'une des filles hors du rêve, mais surtout hors du film. Faith (Selena Gomez) ne pourra supporter de se retrouver entourée de blacks défoncés et libidineux et Brit (Rachel Korine) se retrouvera avec une balle dans le bras ; cauchemar social ou peur de la mort, autant de motifs qui poussent à un réveil brutal, mais sur lequel Korine ne veut pas s'attarder. Il préfère rester avec les deux autres, Brit (Ashley Benson), la plus sexy, et Candy (Vanessa Hudgens), la plus dangereuse. Elles accomplissent ensemble le dernier mouvement du film, sa «route de briques jaunes» à lui.
Spring Breakers, déjà passablement déconstruit et planant, repousse encore ses propres limites. Comme l'illustration parfaite de la chanson des Cramps, Korine montre des «bikinis girls with machine guns», naïades sublimes brandissant des fusils à canon sciés, des revolvers et des mitraillettes tout en arborant des cagoules de ski roses sur la tête. Un peu Pussy Riot, un peu Antonia Montana, elles avancent sans se retourner, sans même que le cinéaste ne leur réserve le moindre châtiment à l'arrivée, sinon celui d'avoir pour de bon la tête à l'envers. D'ailleurs, dans ce dernier tiers, le code a changé, et c'est désormais elles qui le prononcent : «Spring break forever, bitches !». Ce «forever» est un souhait, un appel à ne jamais sortir du rêve ; grâce à la mise en scène de Korine, elle devient une réalité ambivalente, à la fois aliénation ultime et jouissance absolue. On entendrait presque le cow-boy de Mulholland drive venir murmurer à Diane : «Time to wake up, baby». Mais les yeux ne s'ouvrent pas, ou plutôt, ils restent définitivement grand ouverts, plongés dans l'extase.