«J'aime peindre avec un large pinceau»

Mud
De Jeff Nichols (ÉU, 2h10) avec Matthew McConaughey, Tye Sheridan...

Il n’a que 34 ans, une silhouette d’éternel adolescent américain et un entretien avec lui se transforme vite en conversation familière avec un passionné de littérature et de cinéma. Jeff Nichols ressemble à ses films : direct, simple et pourtant éminemment profond. Propos recueillis et traduits par Christophe Chabert

Je crois que vous avez écrit Mud avant Take shelter, c’est ça ?
Jeff Nichols : Plutôt pendant… Mais j’avais conçu l’histoire de Mud bien avant Take shelter, quand j’étais encore à l’université, il y a dix ans de cela. J’avais posé les grandes lignes du récit, dessiné les personnages. C’est seulement à l’été 2008 que je m’y suis vraiment consacré et que j’ai écrit coup sur coup Take shelter et Mud.

Pourquoi l’avoir tourné après, alors ?
Pour plusieurs raisons. L’une est pratique : Take shelter coûtait moins cher que Mud. Après mon premier film, Shotgun stories, j’avais eu d’excellentes critiques, mais il n’avait pas rapporté d’argent, en particulier aux États-Unis, donc personne ne frappait à ma porte pour me demander de tourner un autre film. Je savais que Mud coûterait plus que Take shelter, car il fallait que j’aille sur la rivière, que je mette un bateau dans un arbre, que je filme ces deux garçons sur leur barque, sur leurs vélos, en mouvement et en extérieurs. Concrètement, tout cela coûte de l’argent. Take Shelter était un film confiné, et même s’il y avait des effets spéciaux, une fois le contrat signé avec une boîte spécialisée dans les effets numériques, je savais que le reste serait très peu coûteux.

Plus encore, quand j’ai conçu Mud, je voulais Matthew McConaughey et Sam Shepard au casting ; je ne les connaissais pas et je savais que je ne pourrais jamais entrer en contact avec eux après Shotgun stories, ils ne m’auraient pas écouté. Je voulais que ce film soit plus grand et qu’il "bouge" différemment de mes autres films — par exemple, je voulais utiliser la steadycam pour la plupart des mouvements de caméra. Plus grand ne veut pas dire meilleur, cela voulait juste dire que la production serait plus grosse.

Mud est-il aussi un film susceptible de toucher un public plus large ?
Cela reste un film lent, qui prend son temps, très littéraire, avec deux jeunes garçons dans les rôles principaux… Ce ne sont pas des éléments très commerciaux, aux États-Unis et dans le reste du monde ! Mais je savais que son ton serait sans doute plus accessible. Take shelter et Shotgun stories sont des films difficiles, qui demandent au public de s’investir dans cette douleur et ces émotions. Mud est censé être un film plus facile à regarder. Je ne sais pas s’il est plus commercial, mais l’expérience est plus simple. C’est un film sur la jeunesse, donc il est supposé se déployer dans un espace plus léger.

C’est aussi un film sur l’amour : entre un fils et son père, entre les hommes et les femmes…
Absolument. Dans tous les films que j’écris, j’essaie de trouver un moment ou une émotion principale qui va prendre le spectateur par les tripes. Dans Shotgun stories, c’était la mort de l’un des frères ; dans Take shelter, c’était l’effondrement du personnage principal ; dans Mud, c’est un jeune garçon qui a le cœur brisé pour la première fois. Je crois que c’est une expérience vraiment douloureuse.

J’ai essayé de capturer ce sentiment et de le transmettre au public, donc j’ai commencé à construire un monde où ce garçon a désespérément besoin d’un exemple d’amour qui fonctionne ; ses parents ne lui fournissent pas cet exemple, au contraire. Il a des idées sur les filles et l’amour, et il cherche un modèle positif. Malheureusement, le seul type qui lui fournit ce modèle est un fugitif caché sur une île dont la parole n’est pas forcément vraie.

C’est un film très masculin, donc c’est le point de vue des hommes sur l’amour. En tant qu’hommes, nous ne pensons pas qu’au sexe, même si nous y pensons beaucoup [rires], nous pensons aussi à l’amour, au romantisme…

Dans votre premier film, vous vous référiez à la tragédie grecque ; Take Shelter évoquait l’apocalypse ; dans Mud, on trouve beaucoup de références bibliques éparses… Avez-vous besoin de ces mythologies pour construire vos films ?
Je crois que cela vient du défi que je me lance de construire des films ayant une certaine portée. J’ai toujours aimé les films qui ont cette ambition-là, comme Lawrence d’Arabie. C’est un grand film et pas seulement à cause des paysages, surtout grâce aux idées qu’il véhicule. Les films de Malick sont aussi de grands films construits sur de grandes idées. Au final, je ramène ces idées à des émotions très personnelles et à des rapports très personnels avec les personnages.

Mais j’aime peindre avec un large pinceau. Et cela me conduit vers la mythologie où l’on trouve de grands thèmes comme la tragédie, la vengeance, l’apocalypse ou l’amour. Ce sont de vastes paysages émotionnels. Je ne dis pas que cela aboutit à des films épiques, mais c’est mon objectif. Je ne veux pas raconter des histoires simples, même si en définitive mon approche des choses a l’air très directe, car je me concentre sur les personnages. Mais les idées sont grandes.

Est-ce pour cela que les dialogues de Mud sont si "simples", dans un sens biblique justement ?
Le personnage de Mud est pourtant celui qui parle le plus de tous ceux que j’ai écrits ! Il n’est pas religieux mais il a construit une religion pour lui-même, un système de croyances personnelles basé sur des mythes et des superstitions. Il y croit comme les chrétiens croient en Jésus, il n’y a pas d’ironie chez lui. C’est en fait l’extension de quelque chose que j’ai commencé à développer dans Shotgun stories : ces hommes ont des principes, ils ont peut-être tort, leurs principes ont peut-être des conséquences négatives, mais ils sont nobles.

Le personnage de Michael Shannon doit aller à cet enterrement, et il doit cracher sur ce cercueil, c’est selon lui quelque chose de juste. Bien sûr, le spectateur sait que ce n’est pas le cas, que c’est une erreur. C’est pareil pour Mud : il croit qu’il devait tuer cet homme, et il n’a pas de regret. J’aime cette idée chez mes personnages, ils ont une spiritualité qui leur est propre. Je suis un peu comme eux et beaucoup de personnes le sont sans doute.

Vous parlez de Michael Shannon. C’était important de lui donner un rôle, même bref, dans Mud ?
Bien sûr. Ce personnage était écrit pour lui comme Mud était écrit pour Matthew McConaughey. À un moment, il tournait dans Man of steel, un très gros film, et nous avons failli ne pas pouvoir l’avoir. Par miracle, il a pu se libérer deux jours et nous avons tourné toutes ses scènes durant ce court laps de temps. Est-ce que le film aurait pu se faire sans Michael Shannon ? Bien sûr. Est-ce qu’il est meilleur avec lui ? Définitivement. La première fois que j’ai vu Michael Shannon sur un écran, en l’occurrence un écran de télévision, j’ai dit : «je veux ce mec dans tous les films que je vais tourner !». J’en suis à trois sur trois, et j’essaie d’aller à quatre sur quatre.

Cette fois, vous lui avez écrit un personnage de comédie, un registre dans lequel on ne le voit pas souvent…
C’est une des personnes les plus drôles que je connaisse, car les gens intelligents sont toujours drôles ! Les gens avec des côtés très sombres, ce qui est son cas, sont souvent des gens très drôles. Il a un esprit comparable à celui de Mark Twain. L’esprit, même si je ne suis pas un expert, est pour moi la forme la plus élevée de l’intelligence. Michael Shannon est extrêmement drôle, mais c’est un humour que l’on ne voit pas venir, à tel point qu’il me faut parfois cinq minutes pour le comprendre ! Je savais depuis le début qu’il serait génial dans ce rôle. Un jour, nous ferons une comédie ensemble, et ce sera la comédie la plus étrange jamais réalisée !

Vouliez-vous que Mud soit un film intemporel ? Les enfants ne se parlent pas avec des téléphones portables, mais avec des talkies-walkies, par exemple…
Oui, mais j’aime que les choses soient le plus honnêtes et crédibles possibles. Près de cette rivière, il n’y a pas de signal pour un téléphone portable, pas d’Internet non plus. Il y a des antennes satellite pour la télévision sur les péniches, mais on se sent vraiment coupé du monde quand on est là-bas. C’est une des raisons.
Mais aussi… [Silence] Take shelter était un film très immédiat, il parlait de ce que je ressentais à ce moment-là, tout de suite. Ce qui est terrible, c’est de voir que cette angoisse face au monde se perpétue, et que les gouvernements continuent de s’effondrer. Mais avec Mud, je me retourne vers mon passé, je regarde le jeune garçon que j’étais, donc je voulais qu’il soit plus hors du temps. Je ne dis pas que l’amour n’est pas immédiat et que ces émotions ne sont pas durables ; c’est l’humeur du film qui est hors du temps. Cela faisait sens que ce film soit comme bloqué dans une époque, tout comme cette zone géographique est bloquée dans le temps. Ce n’est pas si conscient que ça, cela fait juste sens.

Vous parliez de Mark Twain, qui est une des inspirations majeures de Mud, mais y a-t-il des films qui vous ont influencé ? Je pense à La Nuit du chasseur, ou même à True Grit, du moins la version des frères Coen…
Dans le cas de True Grit, c’est surtout le livre de Charles Porter qui a été une influence. Il vient de l’Arkansas comme moi, et ils ne sont pas très nombreux à avoir réussi en venant de cet état, donc forcément, on y prête attention ! J’ai vu le film avec John Wayne pendant ma lune de miel, après avoir fini le script de Mud. Et c’est ensuite que j’ai lu le livre. Je suis très heureux de l’avoir fait car il y avait un point commun : l’idée d’enrouler une corde autour de soi quand on dort pour éloigner les serpents. J’ai pensé qu’on allait dire que j’avais volé l’idée. J’avais entendu un homme raconter cela au lycée, et je l’avais gardé en tête pour l’utiliser dans un film. En fait, Charles Porter l’avait fait presque trente ans avant moi !

Mon regard sur les hommes de la classe ouvrière dans les trois films que j’ai faits provient d’un écrivain contemporain du sud, Larry Brown, mais je ne peux pas nier l’influence de Flannery O’Connor et William Faulkner. Faulkner est important car il traite de la mémoire et de la descendance. Mud est mon film sur l’idée de générations, mais je n’ai pas encore fait mon "film Faulkner". Je ne le ferai peut-être jamais… Mud est mon "film Twain" : c’est un de mes auteurs préférés, il a su saisir ce qu’était l’enfance, ce que l’on ressent quand on est un enfant.

En matière de films, j’aime ce que j’appelle "les grands films classiques américains", comme les premiers John Ford, L’Homme tranquille, par exemple, plus léger mais aussi plus lyrique. Mais j’ai fini par aimer tous les films avec Paul Newman : Luke la main froide, Le Plus sauvage d’entre tous, Butch Cassidy et le Kid… Ou encore Guet-apens de Peckinpah avec Steve MacQueen. J’avais d’ailleurs dit que Mud devait se terminer par une fusillade à la Peckinpah ; que cela convienne ou pas au film, je m’en fichais, je voulais une fusillade.

Dans le cas des frères Coen, je n’ai pas tellement analysé True Grit, mais j’ai beaucoup regardé No country for old men. Pour Mud, je voulais des scènes de nuit qui soient vraiment des scènes de nuit. Dans No country for old men, les Coen utilisent des éclairages nocturnes avec de vrais lampadaires au sodium qui ont cette teinte orangée, et j’ai voulu imiter ça. Pour ce film, les Coen ont atteint une forme de perfection, et je respecte cela.

C’est une adaptation de Cormac MacCarthy, or on pense beaucoup à cet auteur en voyant Mud, et notamment à La Route
Absolument. C’est intéressant que vous parliez de La Route, où il y a cette figure du père. Mais j’aime aussi De si jolis chevaux. J’aime même le film qu’on en a tiré, et je dois être le seul dans ce cas ! D’ailleurs, c’est dommage que Billy Bob Thornton ne tourne pas plus de films en tant que réalisateur…

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