Frances Ha

Frances Ha
De Noah Baumbach (ÉU, 1h26) avec Greta Gerwig, Mickey Sumner...

En noir et blanc et au plus près de sa formidable actrice et co-auteur Greta Gerwig, Noah Baumbach filme l’errance d’adresses en adresses d’une femme ni tout à fait enfant, ni tout à fait adulte, dans un hommage au cinéma français qui est aussi une résurrection du grand cinéma indépendant américain. Christophe Chabert

Elle s’appelle Frances et c’est déjà tout un programme pour le nouveau film de Noah Baumbach, son meilleur depuis Les Berkman se séparent. Frances est une New-yorkaise pur jus, mais c’est comme si cette belle création cinématographique, fruit d’un travail en symbiose entre le cinéaste et son actrice Greta Gerwig, était aussi l’héritière d’un certain cinéma français.

Dans une des nombreuses chambres où elle va échouer et qu’elle se refuse obstinément à ranger, Frances épingle un poster anglais de L’Argent de poche de François Truffaut ; avec un de ses colocataires, elle regarde un soir à la télé Un conte de Noël de Desplechin ; sur un coup de tête, la voilà partie pour Paris, où elle traîne entre le Café de Flore et la Sorbonne, tentant vainement d’avancer dans sa lecture de Proust ; enfin, séquence mémorable, on la voit danser en toute liberté dans la rue tandis que la caméra l’accompagne en travelling latéral, avec Modern love de David Bowie déchaîné sur la bande-son.

Plus qu’un clin d’œil, cette reprise de la scène mythique de Mauvais sang où Carax iconisait son comédien fétiche Denis Lavant tient lieu de double déclaration, d’intention et d’amour. L’intention, flagrante, c’est d’aller piocher dans le cinéma français une liberté qui régénérerait un cinéma indépendant américain en voie de momification ; l’amour, c’est d’opérer cette greffe en extrayant l’essence du geste original : ne pas perdre de vue la singularité conjointe du personnage et de la comédienne.

Une femme sous influence

Cette liberté, Baumbach la fait pourtant surgir d’un certain nombre de balises très identifiables. À commencer par ce noir et blanc, magnifique au demeurant, qui surjoue la pauvreté des moyens en même temps qu’une légère nostalgie — pour les premiers Jarmusch ou pour le Manhattan de Woody Allen ; ou encore les cartons qui jalonnent le récit, renvoyant aux adresses de Frances au fil de ses déménagements contraints. C’est bien le caractère fantasque, un peu triste et en même temps très drôle, de l’héroïne qui fait voler en éclats les bornes que le cinéaste a posées sur son chemin.

Frances est une de ses artistes qui ne créent pas — une chorégraphe, précisément —, mais profite de la bohème pour passer de longues soirées avec sa meilleure amie Sophie ; elle vivote comme assistante dans un cours de danse et largue son mec en espérant en rencontrer un autre, puis encore un autre… Plus toute jeune, mais pas vraiment mûre encore, elle incarne à la fois la philosophie hipster, un féminisme décomplexé et cette génération de post-adolescent(e)s qui repousse sans arrêt le moment où elles devront se prendre en main.

Greta Gerwig y ajoute un petit grain de folie qui, déjà, irradiait Greenberg, le précédent film de Baumbach, et qui évoque incontestablement la grande Gena Rowlands. Elle a cette façon de transformer une conversation en une suite de coq-à-l’âne, niant tout à-propos pour verser dans un joyeux foutoir verbal où elle-même s’embrouille dans ses mensonges et ses à-peu-près.

Ce goût du dialogue en dérapages contrôlés trouve son apogée dans une séquence de dîner où Frances doit s’inventer une porte de sortie pour ne pas avouer à ses hôtes dans quelle panade elle s’enfonce. Car le récit de Frances Ha, derrière sa gracieuse légèreté et la vivacité de son écriture, est une histoire de déclassement et de précarisation.

Portrait d’une enfant déçue

D’abord inséparables, Frances et Sophie vont peu à peu s’éloigner l’une de l’autre : Sophie rompt la colocation, passe aux choses sérieuses avec son petit ami, puis accepte de le suivre à Tokyo pour son travail. Frances, elle, fait du surplace, entre jalousie et dégoût envers une copine qu’elle ne reconnaît plus, et dont elle doute de la sincérité.

Baumbach donne des atours de fable à un film qui, par ailleurs, assume fièrement son néo-réalisme : des lofts habités par des gosses de riche traînant sans but entre coups d’un soir et grandes idées toujours avortées jusqu’au retour à la maison familiale — avec les parents de Greta Gerwig dans leur propre rôle — et au lycée de son adolescence pour un boulot ingrat et humiliant, c’est une régression sociale que subit Frances. Mais Baumbach a la pudeur de ne pas la souligner, préférant conserver la santé d’un film qui ne verse jamais dans l’apitoiement ou la complaisance.

D’ailleurs, ce qui l’intéresse vraiment chez Frances, c’est son inadaptation au monde, la gêne qu’elle provoque autour d’elle et le rire que tout cela suscite chez le spectateur. Douce et dingue, capable de parcourir toute la ville en laissant en plan son rendez-vous amoureux pour trouver un distributeur automatique, collant d’un peu trop près une cougar aux abois à qui elle doit remplir sans fin la coupe de champagne, Frances vient déranger un ordre établi dont elle est, sans vraiment le vouloir, exclue. Baumbach et Gerwig aussi, avec ce bijou de film qui redessine l’air de rien l’horizon du cinéma indé US.

Frances Ha
De Noah Baumbach (ÉU, 1h26) avec Greta Gerwig, Mickey Sumner, Adam Driver…

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