Les premiers plans de The Immigrant mettent l'Amérique au cœur de son sujet : la statue de la liberté, Ellis Island, une file d'immigrants européens attendant leur visa... C'est aussi une image forte venue du cinéma américain, celle qui ouvrait Le Parrain II. En se transportant au début du XXe siècle, James Gray semble promettre une grande fresque en costumes, éminemment romanesque, qui le placerait en descendant naturel de Coppola. Mais une fois ses rôles principaux distribués — d'un côté, Ewa, Polonaise prête à tout pour retrouver sa sœur, restée en quarantaine sur l'île, et de l'autre, Bruno, souteneur qui lui promet de l'aider si elle accepte de rejoindre sa «famille» —, le film se jouera avant tout en intérieurs : un théâtre burlesque, des bains publics ou l'appartement de Bruno Weiss, qui devient une nouvelle prison pour Ewa.
En cela, The Immigrant tient plus du roman russe que de la reconstitution hollywoodienne, et la mise en scène de Gray, somptueuse, d'une sidérante fluidité, préfère l'intimisme à la démesure. Chaque miroir, chaque vitre est à la fois un cadre enserrant Ewa à l'intérieur du cadre, mais aussi une paroi sale ou rayée qui semble vouloir ternir son image. Vierge devenue putain mais cherchant à garder une pureté d'âme, elle se heurte au tempérament ombrageux et dominateur de Bruno, qui ne sait plus s'il doit l'aimer ou la souiller, la préserver de la corruption du monde ou en faire l'attraction principale de son show. Ce duo — qui est aussi un formidable tandem d'acteurs, Cotillard et Phœnix, tous deux exceptionnels — renvoie au meilleur du cinéma de Gray, et lui permet d'explorer un très puissant conflit moral où le salut naît d'une haine de soi qui se fracasse contre une inexplicable bienveillance.
La limite de The Immigrant, c'est qu'entre son premier acte magistral et son dernier déchirant, Gray a besoin d'en passer par le personnage fonction d'Orlando le magicien, figure presque irréelle d'un récit qui n'a pas besoin de cet artifice pour conjurer ses tentations réalistes. Dans Two lovers, le triangle amoureux ne négligeait jamais la profondeur du personnage, pourtant ingrat, de Vinessa Shaw ; à l'inverse, Jeremy Renner n'est ici qu'un élément superficiel dans une œuvre qui, au contraire, s'avère d'une infinie profondeur. On mesure toutefois le chemin accompli par James Gray : jamais il n'a été si proche d'un cinéma où la narration, le souci du rythme et l'obsession du détail se mettraient au service de l'expression la plus juste de l'âme des personnages. On a souvent dit que Gray était un néo-classique ; devant The Immigrant, on se dit plutôt qu'il est le dernier des modernes.
Christophe Chabert
The Immigrant
De James Gray (Fr-ÉU, 1h59) avec Marion Cotillard, Joaquin Phoenix, Jeremy Renner...