Le Loup de Wall Street

Le Loup de Wall Street
De Martin Scorsese (ÉU, 2h59) avec Leonardo DiCaprio, Jonah Hill...

La vie de Jordan Belfort, courtier en bourse obsédé par les putes, la coke et surtout l’argent, permet à Martin Scorsese de plonger le spectateur trois heures durant en apnée dans l’enfer du capitalisme, pour une fresque verhovenienne hallucinée et résolument burlesque, qui permet à Di Caprio de se transcender. Christophe Chabert

«Greed is good». C’était la maxime de Gordon Gecko / Michael Douglas dans le Wall Street d’Oliver Stone. Un film de dénonce balourd qui a eu pour incidence contre-productive de transformer Gecko en héros d’une meute d’abrutis cocaïnés et irresponsables, trop heureux de se trouver un modèle ou un miroir selon le degré d’avancement de leur ambition. Jordan Belfort, auquel Martin Scorsese consacre cette bio filmée de trois heures et à qui Leonardo Di Caprio prête ses traits, est de cette génération-là, celle qui a eu Gecko pour modèle et son slogan comme obsession.

Le film, passé son prologue provocateur — grosse bagnole et coke à même l’anus d’une prostituée — attrape d’ailleurs son héros dans un instant paradoxal : le lundi noir de 1989 où, alors qu’il s’apprête à concrétiser son rêve et devenir courtier à Wall Street, la bourse plonge et avec elle une partie de l’économie mondiale. Faux départ, retour à zéro : l’itinéraire de Jordan Belfort s’édifie sur un moment de purge financière supposée assainir le système et qui ne fait que préparer l’avènement d’une corruption plus grande encore, par de jeunes loups ayant tiré les leçons du passé… L’important, maintenant, c’est de faire encore plus vite un maximum de fric et de s’enfuir avec avant que la loi, le marché ou n’importe qui susceptible de venir mordre leur profit ne s’en mêle.

Régression

Quel regard porte Scorsese sur ce bouffon aussi dangereux qu’intrépide et séduisant ? Un regard éminemment caustique, à condition de ne pas attendre qu’il nous indique le moment où il faudra lapider cet antichrist contemporain dont la passion consiste à édifier une montagne, s’asseoir dessus, puis se laisser engloutir par elle. D’ailleurs, le vrai regard du film, c’est celui de Belfort lui-même, qui s’adresse face caméra au spectateur pour lui raconter sa vie avec une absence de pudeur hallucinante. Aucun verrou, aucun tabou : Belfort dit tout, les orgies, les coups bas, l’avidité sans limite… Scorsese ne fait qu’embrayer à l’image : dans un gigantisme de reconstitution d’autant plus impressionnant qu’il se limite, au fond, à filmer des gens cravatés dans des open spaces, il ne cache rien de ce qu’est aujourd’hui le capitalisme ; des ahuris défoncés qui font n’importe quoi pour le plaisir de l’adrénaline. La garde rapprochée de Belfort n’est ainsi qu’une bande de crétins ramassés au coin de la rue, dont le QI est proche d’une poule et qui, une fois imbibés et enschnouffés, se comportent comme des animaux.

Les séquences les plus démentes du Loup de Wall Street font ainsi penser à cette scène inoubliable de Pain et chocolat où, enfermés dans un poulailler devenu leur lieu de vie quotidien, des immigrés italiens poussent des cris de coqs face à des jeunes gens se baignant nus dans un lac édénique. Ce qu’enregistre Scorsese, c’est ce moment où, parvenu au sommet d’une civilisation fondée sur le profit à tout prix, l’humanité régresse et retourne sans s’en rendre compte vers la sauvagerie. C’est un geste éminemment politique mais, et ce n’est pas une surprise venant d’un cinéphile comme Scorsese, c’est aussi une méditation sur l’évolution des images.

Sexe, mensonges et vidéo

Son précédent film, Hugo Cabret, revenait aux sources du muet pour montrer ce que cet âge du cinéma pouvait avoir d’innocent et d’enfantin ; il le faisait en travaillant pour la première fois en 3D, conçu comme une forme de spectacle équivalente à celle utilisée par les pionniers du cinématographe — les Lumière et Méliès. Dès son introduction, Le Loup de Wall Street fait entrer dans sa narration de fausses pubs tournées en vidéo vantant l’entreprise fondée par Belfort. Des détournements du même genre viendront régulièrement s’incruster dans le film, jusqu’à ce génial publi-reportage où Belfort tente de se reconvertir en business advisor. Ce film dans le film n’ira pas jusqu’au bout, le FBI faisant son entrée dans le champ et demandant de poser la caméra — celle-ci continue à tourner, filmant ainsi l’arrestation. Quant au père de Belfort, Max — Rob Reiner, cinéaste «survivant» des années 80 — il fait son entrée dans le récit  en regardant un épisode de The Equalizer à la télé, avec Steve Buscemi dans un de ses premiers rôles — le même Buscemi qui joue dans la série de Scorsese Boardwalk empire, créée avec le scénariste du Loup de Wall Street Terrence Winter.

On ne peut s’empêcher de voir là un rapport de cause à effet induit par Scorsese entre la corruption généralisée à laquelle s’adonnent ses personnages, l’arrivée de la vidéo et l’emprise grandissante de la télé. Si Hugo Cabret tentait de faire renaître l’essence originelle du cinéma par des techniques contemporaines, Le Loup de Wall Street cherche plutôt à en pointer un moment critique, celui où il a failli être emporté par l’argent — période qui fut aussi la plus difficile pour la carrière de Scorsese…

Revenons à Stone et à Wall Street : à l’époque, le cinéaste pensait qu’on pouvait encore faire des fictions didactiques («coups de poing») pour alerter l’opinion sur les dérives d’un pays et de son système ; mais ladite fiction répondait en fait aux règles figuratives de son époque qui, elles, étaient produites par le système qu’il entendait dénoncer. Il fallait un héros innocent perverti par le manipulateur Gecko, et qui paierait son erreur au prix cher. Soit un schéma hollywoodien rassurant pour tout le monde, donc inopérant. Scorsese préfère la méthode Verhoeven, déjà expérimentée cette année à des échelles variables par Harmony Korine — Spring Breakers — et Neill Blomkamp — Elysium : plonger le spectateur dans la réalité distordue de ses personnages, sans jamais lui donner l’occasion de prendre du recul. Puis, dans une ultime pirouette, ne même pas lui laisser le loisir de voir le héros chuter, puisque celui-ci est déjà en train de recréer à une autre échelle le système pervers dont il a été l’agent.

Maestro Di Caprio

D’où la santé insolente et paradoxale du Loup de Wall Street : le film va vite, porté par une mise en scène plus rock’n’roll que jamais — même si Scorsese a construit sa bande originale avec des raretés funk et latino, choix inédit de sa part — et n’hésite jamais à adopter un rythme de comédie pure. Alternant morceaux de bravoure reposant sur un sens virtuose du montage et du mouvement et longs dialogues en champ-contrechamp où c’est la parole qui semble ne plus avoir de limite — soyons honnêtes toutefois, ces passages sont parfois un peu longs et redondants, même s’ils permettent à une partie du casting de s’illustrer, notamment Matthew McConaughey et Jean Dujardin — Scorsese atteint son acmé lors de la scène des «Lemon 714». Quinze minutes durant, il pousse la logique du film à son point de rupture, transformant Belfort en un corps à la fois raide et désarticulé, bredouillant des onomatopées incompréhensibles, se roulant par terre et se jetant sur les tables et contre les murs. Cette intrusion du slapstick et du burlesque dans une œuvre qui, aussi cinglée soit-elle, se paraît jusqu’ici de la caution de la vraisemblance, est l’ultime effet de distanciation qui dit à quel point Scorsese n’est pas dupe de ce qu’il raconte.

Ce à quoi l’on assiste aussi dans cette scène, c’est le moment où un comédien fait tellement corps avec son personnage qu’il repousse ses propres limites par le plaisir — contagieux — du jeu pur et sans calcul. On savait depuis longtemps que Di Caprio était un des acteurs les plus brillants d’Hollywood ; dans la peau de Jordan Belfort, il livre une performance inoubliable qui le place au niveau des monstres sacrés que sont Brando, De Niro ou Pacino. Comme Pacino dans Scarface, il lui aura fallu incarner un héros négatif bigger than life pour démontrer l’étendue de son talent. Belfort est son Tony Montana, un rôle d’idiot flamboyant et invincible qui pulvérise tout sur son passage et qui le fait sans jamais douter de son bon droit. En cela, Di Caprio est autant l’auteur du Loup de Wall Street que Scorsese, comme en son temps Raging Bull devait sa réussite à proportion égale au génie du cinéaste et à celui de De Niro.

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